vendredi 13 février 2015

Domaine Le Patriarche 12 Le grand voyage


Greorg enchaîna ensuite en racontant ce qu'il avait vécu pendant ces 14 années d'absence. Nous descendions vers le sud, le bonnet de laine, tiré jusque sur les oreilles que ma mère m'obligeait à mettre fut subitement insupportable, je l'arrachais d'un geste rageur et les enfants, avec lesquels j'essayais de jouer, me regardèrent avec des yeux ronds, la bouche ouverte, ahuris. Je passais ma main dans mes cheveux, inquiet, puis je compris que c'était leur blondeur qui faisait tache au milieu de ces têtes brunes, souvent presque noirs. Déjà j'étais différent par mes vêtements, la langue et mon instruction qui faisait que je me sentais mieux parmi les plus grands. A ceux-ci j'ai montré comment s'orienter : je l'ai appris de mon oncle Bastien qui m'avais donné son ancienne montre, à remontoir manuel, à laquelle je tenais encore d'avantage car c'était la seule chose qui me restait, me reliant au domaine qui ne s'appelait pas encore « Le Patriarche » ; nous étions partis sans bagages. Greorg remonta la manche de son pull et découvrit la grosse montre ancienne qu'il portait à son poignet spécialement ce soir-là , il la caressa de la main ; oui, elle fonctionne toujours ! Voilà, vous placez la petite aiguille bien en face du soleil, où qu'il soit, et vous regardez le cadran. Le chiffre 12 marque le midi, à l'opposer le 6 marque le nord, le 9 indique l'ouest et le 3 l'est. Les enfants étaient fascinés, seulement ils ne possédaient pas de montre... Tout un monde de culture nous séparait, maman n'avait pas pensé à cela quand elle m’emmena avec elle ce fameux matin. Sans le savoir, j'ai partagé la détresse de mon père bien des fois depuis lors.

Avide de lecture, je déchiffrais tous les poteaux indicateurs qui se présentaient sur notre route. J'avais dessiné de mémoire une carte de mon pays, telle qu'à l'école, en y indiquant les lieux où nous passions. Bordeaux, nous approchions de l'Espagne, je portais dès lors une casquette légère... Nous avons traversé, avec grande lenteur, les Pyrénées, il fallait laisser souffler les chevaux.

Deux ans avaient passé, je ne demandais plus à maman quand papa allait nous rejoindre, précédemment elle m'avait menti, je l'avais attendu tant de fois. Maintenant je savais bien que nous étions trop loin de chez moi, de la tendresse de Madeleine séchant mes pleurs, l’atmosphère de la grande maison, les champs ondulants sous le vent, les animaux qui requièrent de la douceur, eux aussi, me manquaient terriblement, mais je me taisais. Je m'adaptais tant bien que mal. Puis subitement nous reprîmes la route, remontâmes vers le nord, passâmes la frontière et lorsque j'entendis à nouveau le français, mon coeur se mit à battre plus fort.

Puis nous bifurquâmes à l'est en nous rapprochant de la Méditerranée que nous apercevions de loin en loin. En fait, nous la longions. Campement au-dessus de Cannes. Ma mère obtint que je suive les cours du Collège Français pendant l'année où nous restâmes là. Elle reconnu avoir perdu pied quant au programme scolaire des 14-15 ans. Maman, habile couturière, m'avait taillé des pantalons longs en tissu léger, des chemises à manches courtes avec une poche de poitrine, j'étais alors très semblable aux autres collégiens. Cela me rappela la salle de couture de la grande maison où je voyais ma grand-mère Emilie travailler avec des petites mains de la région, coupant, cousant des tabliers, des robes, des chemises ; les souvenirs remontaient en moi par vagues, me submergeant à des moments inattendus et disparaissaient dans le passé. Personne à qui les confier, si ce n'est à maman qui semblait ne m'écouter que d'une oreille et n'en discutait jamais.

Je me plaisais beaucoup dans cette école, mais déjà, nous repartions. J'emportais un Atlas, un livre de math dont ma mère et moi ne trouvions jamais les réponses aux problèmes posés, un volume d'histoire romaine que je dévorais. Encore une autre langue, au moins la quatrième depuis mon départ  : l'italien ! Et des Tziganes ! Maman était aux anges, elle avait trouvé un cousin parmi eux, et bien placé dans la hiérarchie. Nous eûmes droit à un mobile-homme, spacieux et naturellement plus rapide que les roulottes, mais encore une nouvelle langue que maman maniait assez bien, elle était fille de l'un d'eux, ce que je découvris lorsque nous arrivâmes dans les Carpates après avoir traversé les Dolomites, l'Autriche, le sud de la Pologne pour arriver en Moldavie. Là, maman retrouva deux oncles, son père était décédé. Je la vis si heureuse lorsque je la quittais à l'âge de 17 ans pour suivre un cours intensif de polonais de six mois. Étonnamment, je l'assimilais aisément. On dit que plus on sait de langues, plus on apprend facilement la suivante. J'en étais bien à la sixième ! L'école d'agriculture près de Varsovie, puis 3 ans dans un élevage de bovins, et vous connaissez la suite.



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