9 FERDINAND
Je suis une grande
bâtisse de bois avec une porte cochère au-dessus d'un pont de terre
sur lequel et sous laquelle passaient les chars de foin qu'il fallait
vider à coups de fourches et entasser dans ma grange aux poutres
larges, puissantes, chevillées entre elles, soutenant un immense
toit de tuiles beiges et brunes, certaines recouvertes de fleurs de
lichen.
Dans ma partie est, faite
de brique rouges, habite Ferdinand, seul ; il a tant d'années
qu'il ne les additionne plus. Le savez-vous, je l'ai vu naître et il
doit bien avoir 70 ans ou plus, je ne sais pas compter ; enfin
il me semble que c'est encore jeune à notre époque.
Les enfants sont partis à
la ville, il n'y a plus de cris autour de la maison, plus de rires
étouffés dans le foin ; les tracteurs se sont tus, le fourneau
reste trop souvent bien froid.
A côté, dans la
dernière maison du village, vit Zozote, enfin c'est ainsi que tout
le monde la surnomme, au point d'avoir oublié son nom de baptême,
et parce qu'elle zézaie un peu. Garnements qu'étaient Ferdinand et
ses copains, ils en riaient, se moquant ouvertement d'elle, alors que
leurs aînés chuchotaient entre eux qu'elle devait être un peu
« retardée ».
Faisant des va-et-vient
incessant dans les escaliers, arpentant sa grange vide, regardant
tristement son jardin potager où subsistaient quelques poireaux
jaunis et deux choux levés, Ferdinand se demandait que faire de sa
vie si solitaire. Il jeta un coup d'oeil indifférent à sa voisine
la Zozote, et prit soudainement conscience qu'elle bêchait son
potager. Il y remarqua de grosses tomates murissantes, une alignée
de haricots, de si belles salades. Puis des yeux, lentement, il
parcourut, comme pour la première fois, les lézardes dans les murs,
le toit dangereusement incliné, les fenêtres de guingois de cette
vieille maison, si près de la sienne.
Une lueur de joie subite
visita son coeur... Peu de temps après, lui, serrant sa main à elle
dans la sienne, je les observais tous deux faisant le tour des
communs, enchantés par ma solidité, ma vastitude, mon confort et
je les vis monter les escaliers et disparaître dans mon intérieur.
Cette affaire fit le tour
du village : vous pensez la Zozote avec le Ferdinand, c'est' y
dieu pas possible ! Et tu as vu le jardin potager du Ferdinand,
et les courses qu'il fait au marché le samedi. Ça sent même bon
quand on passe sous ses fenêtres. Et ça zozotait, ça zozotait sur
la grande place, au café, parfois même on entendait des
chuchotements à l'église le dimanche matin :
- T'as vu la Zozote avec sa nouvelle robe, c'est' y dieu pas possible !
Avec mes volets repeints
de neuf, je suis une grande bâtisse de bois et sous mon toit
protecteur monte des rires et des chants ; des petits pas
courent sur mon plancher. Dehors des tables aux nappes blanches
attendent des convives. Mon coeur de ferme est plein de renouveau.