vendredi 13 février 2015

Domaine Le Patriarche 11 Des jours d'angoisse


Il était 18h ce soir de l'an 2...., la nuit était déjà là, venteuse, froide, des giboulées de neige arrivaient du nord ; dans le grand salon, si peu utilisé, et dans l'ancienne salle de couture attenante et ouverte à deux battants sur elle, un énorme feu de cheminée brûlait dans les deux pièces, tentant d'effacer l'odeur de vieux, sorte d'humidité mêlée à une poussière trop ancienne qui habitent généralement les lieux inoccupés. C'était l'effervescence, les habitants de la grande maison allaient et venaient, se croisaient, riaient, s'interpellaient. Ordres, contre-ordres venant de la cuisine où Niangha sortait du four des tartes aux pruneaux, d'un rouge à nul autre pareil ; sa jeune soeur beurrait des tranches de pain bis alors qu'Eléonore et sa mère étaient occupées à trancher le jambon et le fromage ; de grands saladiers de scaroles, tomates, pommes de terres étaient prêts. Amelia et Olingha courraient avec des plateaux chargés de verres et d'assiettes pour les déposer sur les planches recouvertes de nappes blanches reposant sur des tréteaux apportés de l'ancienne ferme par les hommes qui descendaient aussi du galetas de vielles chaises que Greorg frottait à l'encaustique pour leur donner un air de fête. Adrien jouait « la mouche du coche ».

Madeleine, dans sa retraite si méritée, assise près de la cheminée, une couverture de laine sur ses genoux, regardait passer tout ce monde avec des yeux pétillants de malice. Elle jouissait pleinement de cette animation qui mettait des joues roses à la grande maison ; elle n'avait plus vu cela depuis le mariage de Julien. Dans ses pensées défilaient les naissances, les joies et tristesses qu'elle connut avec eux tous, au fond un merveilleux cadeau. Julien lui avait proposé de rénover sa maison accotée à la suivante dans son village natal, mais elle avait refusé, disant qu'elle aimerait finir sa vie avec eux tous, comme elle l'avait commencée à l'age de 15 ans ; elle ne pouvait pas concevoir de les quitter et cela lui fut accordé avec joie. Elle était adorée des enfants de Niangha, respectée par les aînés, couvée par le regard doux et reconnaissant de Julien ; elle faisait partie de la famille.

Les invités arrivaient avec femmes et enfants de l'ancienne ferme et du village Emilie, parmi eux des gens du coin mais aussi des déracinés, fuyant guerres et misère, pour retrouver un peu de chaleur. Julien saluait chacun d'eux, les priant de s'installer autour des tables. Suivaient aussi le père, les frères et soeurs d'Eléonore, Maximilien et tous les siens, des amis si fidèles. Il y avait cohésion, esprit de travail, respect, dévouement, tous, ou presque, conscients que la bonne marche du domaine était bénéfice partagé ; cela se sentait, une force qui émanait du « patriarche », dont la tête blanchissait, et qui était communicative. C'était aussi l'heure de goûter aux pruneaux, première récolte du verger, planté à la place des maïs ; Niangha attendait le verdict avec impatience.

« Ce jour-là et les suivants furent incontestablement les pires que j'aie vécus, pire que l'incendie des communs, plus douloureuse que la perte de toute la récolte de nos maïs, plus angoissante que la peur de l'avenir de l'agriculture qui m'étreignit lorsque j'eus constaté, avec Greorg, les dégâts occasionnés par la tempête dans les champs de Marci. »

Ainsi commença Julien, alors que les conversations autour de lui cessaient, que tout le monde devenait attentif. Ce jour-là, reprit-il, je m'étais levé à 5h, malgré la nuit d'hiver. A la cuisine, j'ai bu mon café, trempé mon pain ; la maison était totalement silencieuse. Greorg dormait, il avait congé et sa mère en profitait aussi pour récupérer des longues journées de travail automnal. Madeleine était absente, quelques jours chez ses parents pour s'occuper de sa mère malade. Avant 6h, je me suis rendu à la fromagerie, soucieux d'y jeter un dernier oeil avant l'arrivée d'une équipe d'inspecteurs de l'hygiène ; très pointilleux, ces gens là, ils regardaient même derrière les étagères ! A vous rappeler qu'à cette époque je me battais pour obtenir le droit d'ajouter l'appellation « produit d'Isogny » sur nos beurres et fromages. Vers 10h nous avons tous pris un verre avec Louis, mon second de l'époque, qui m'avait rejoint vers 6h30.

Après le départ des inspecteurs, Louis et moi avons procédé à l’écrémage du lait puis je suis parti faire un tour dans les étables. A 16h j'étais au bureau avec Claire, notre comptable, qui, retraitée, a été remplacée par ma belle-fille Eléonore, comme vous le savez. De retour à la grande maison vers 18h, elle était aussi silencieuse qu'à mon départ.

Ces heures sont restées gravées dans ma mémoire pour les avoir dites et répétées aux gendarmes qui m'interrogèrent. Je finis par me sentir coupable de je ne sais quoi sous leur regard soupçonneux. Evidemment : « chercher le mari » ! Vous l'avez compris, Julien parlait du jour où sa femme et son fils avaient disparu.

Arrivé dans le séjour, je fus pris de frissons, un froid inhabituel y régnait. Je mis la main automatiquement sur ce grand poêle en catelles grises et bleues que vous voyez derrière moi. On le charge depuis la cuisine et il réchauffe l’atmosphère en cette soirée-ci de vent du nord qui siffle entre les bâtiments. Dire que le chauffagiste qui a posé radiateurs et chaudière à mazout voulait l'enlever !

Bref, le fourneau était presque froid. Je suis monté les escaliers deux à deux  : Greorg n'était pas dans sa chambre ; appelé Esther, pas de réponse. J'ai téléphoné à tous les copains, pas vus ; aux amies de ma femme, même réponse. A 20h je me résolu de m'adresser aux gendarmes. Entre temps Maximilien et sa femme étaient arrivés. Le soutien de mes amis d'enfance me calma un peu et je pus commencer à réfléchir : où diriger les recherches ?

Ce fut en force que la gendarmerie revint le lendemain matin, fouilla la grande maison, les dépendances, l'ancienne ferme.

  • Papa ! Interrompit une voix aiguë, encore non muée, ont-ils regardé dans l'étang ?
  • Il n'existait pas encore, remarqua sa mère en lui faisant signe de se taire.

Silence général... Puis une voix s'éleva, puis deux, puis trois  disant qu'il serait temps de donner un nom au domaine, d'autres voix se firent entendre parlant toutes à la fois en proposant « Domaine Julien », « ô BIO », « Julien et Niangha », « La Fourche », « L'unité ». Amelia ajouta « Le Patriarche ». Le Patriarche, Domaine Le Patriarche, firent de nombreuses personnes, ça sonne bien ! Des mains se levèrent, d'autres applaudirent à tout rompre. Ainsi fut fait et porté au Registre du Commerce. Des réflexions telles que : « Quand nos petits enfants nous demanderont le pourquoi de ce nom et que nous leur parleront de la renommée de leur grand-père, ils pourront en être fiers ». Julien fut profondément touché par cette idée d'exister encore dans la mémoire de ses descendants, c'était le plus merveilleux cadeau qu'il reçu de sa vie de « patriarche ».

Puis Julien reprit sa narration : Je revoyais ma femme si fière, droite comme un I, la taille cambrée, nouant son fichu non sous le menton comme toutes les autres femmes, mais derrière la nuque, accentuant cette impression de je ne savais quoi que j'avais d'elle : elle prononça le mot « Gypsy ». Bien sur, cela expliquait aussi le pourquoi de ses jupes à larges poches qu'elle portait parfois l'une sur l'autre, une gitane ! Lors de notre mariage j'avais remarqué cette ombre derrière elle d'un homme

grand, mince, au visage basané, étroit, joues creuses et de ce regard de feu qui croisa le mien, si bleu. J'orientais alors les recherches vers le campement de gitans pas bien loin. J'appris par la suite qu'ils avaient quitté les lieux le matin même de la disparition, bien avant 7h. Ils avaient été vu au carrefour de La Croix blanche et s'étaient séparés en plusieurs groupes, partant dans des directions différentes. Ceci rendait les recherches plus difficiles. D'autres postes de gendarmerie furent alertés, les Roms s'étaient éclipsés, aucun enfant aux cheveux blonds ne fut aperçu. Restait le grand rassemblement annuel prévu le mois suivant, mais rien, pas de piste non plus.

Après ces événements, Julien dit qu'il sombra dans l’apathie, abattement profond, désintérêt pour le domaine. Ses seconds veillaient. Il se fit des reproches : pourquoi n'avait-t-il rien vu venir, pas su prévenir, parler avec sa femme. Révolte tout azimut. Sa rencontre avec Niangha avait changé toute la donne. Dès lors, soutenu par cet amour, il s'était lancé à corps perdu dans la rénovation de la fromagerie, fait construire les nouvelles écuries, puis creusé l'étang qui intéressait si profondément son fils Adrien, avait entreprit à fond la bataille du « Bio », fait face à l'affaire Marci, tout en pensant qu'il ne pardonnerait jamais à sa femme d'être partie en emmenant leur fils. Aujourd'hui c'était un peu différent, sans cet événement il n'aurait pas rencontré Niangha, il ne serait pas entouré par ses trois plus jeunes enfants : Amelia, Olingha, Adrien.

Greorg intervint alors en disant que sa mère lui avait fait faire une école d'agriculture et d'éleveur de bovins, près de Varsovie, en accord avec ses « aînés ». Elle avait bien remarqué chez son fils un regret, une nostalgie profonde de leur vie en Normalie. Elle avait compris qu'il y retournerait, que cette vie de la terre et auprès du bétail le tenait aux tripes ; elle voulait donc qu'il soit armé dans ce but. Son fils, qu'elle croyait à tort être semblable à elle, était un amoureux du monde rural, un véritable sédentaire, elle était résolument une nomade.


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