6 UNE CITADELLE
La
forêt était sombre, mystérieuse, enfermée sur elle-même. Des
bruits, des craquements, un vol furtif, le silence aussi, interrompu
par les pas crissants de Martine sur les feuilles mortes ; elle
se mit à traîner les pieds, froissants ce tapis comme elle le
faisait dans son enfance. Devant elle le rideau d'arbres s'écarta,
s'ouvrit à un vaste espace qui faisait place à un ciel d'un bleu
doux, harmonieux, l'invitant à s'avancer. Les rayons d'un soleil
levant ourla de rose l'horizon, révélant au loin un château, une
ville peut être.
Les
yeux ravis de Martine découvrirent une cité merveilleuse, citadelle
gardienne de la vallée, s'élevant devant elle avec de majestueuses
tours de verre sous des dômes argentés, dorés ; des ponts aux
arches légères les reliaient, leurs barrières ajourées de fines
dentelles se découpant sur le ciel, enjambant des terrasses qui
descendaient en cascades et débordaient de fleurs aux vives
couleurs.
Toujours
en se rapprochant de la cité de verre, Martine aperçut son reflet
dans les grandes vitres : sa jupe turquoise aux grandes poches,
sa blouse aux manches courtes et bouffantes et ses cheveux bruns,
mi-longs et bouclés. Surprise, étonnée, elle se vit multipliée
par dix, par cent sur ces tours. Curieuse elle regarda de plus près
et réalisa que sur cette façade elle portait un short vert, ultra
court ; sur cette autre des cheveux raides, blonds,
descendaient jusqu'à sa taille ; au-dessus, elle se vit en
tunique blanche, à la grec, mesurant elle ne savait quoi ; puis
derrière cet autre reflet elle distingua vaguement des toits en
forme de pagode.
Ce
n'est pas moi, pensa-t-elle ; pourtant une voix lui murmurait :
« mais oui c'est bien toi ». Voulant en avoir le coeur
net, elle tenta de se rapprocher encore, mais une brume diaphane,
arrivant par l'est, voila le soleil, éteignit les dômes les uns
après les autre, enroba les tours, les effaçant petit à petit.
Autour d'elle tout était devenu ouateux, cotonneux .
Martine
avait mal à la tête, son cerveau lui semblait brouillardeux, ses
jambes tremblaient, elle sentait battre son coeur plus vite que
d'habitude. Elle sursauta : une main chaude s'était posée sur
son épaule. Une voix de basse, de chanteur d'opéra, qu'elle aimait
tendrement, la tira de cette torpeur envoûtante, peut être même un
peu inquiétante.
Cette
voix profonde, chaleureuse, celle de son frère, lui demanda si elle
était fatiguée pour s'être assise sur ce banc alors que les
enfants jouaient, riaient, se pourchassaient autour d'elle. Il
demanda à Guillaume d'apporter un verre d'eau à sa mère.
Le
frère sourit à la soeur, sa soeur lui rendit son sourire et il lui
raconta qu'il avait pu entraîner leur père jusqu'à leur cachette
d'autrefois. Ils avaient donc traversé la forêt, marché sur le
vieux pont en dos d'âne, passé au travers des champs de maïs,
Jules répétant sans cesse de faire attention aux jeunes pousses,
pour arriver enfin à ces blocs de pierres élevées, entassées
n'importe comment, dont le frère et la soeur avaient bâti leur
royaume, leurs châteaux, forteresses ou citadelles, inventant à
tour de rôle des récits de chevaliers, de dames dans de sombres
donjons, des hommes en armes partant pour les croisades. Jules, leur
père, qui n'avait vu là qu'un ramassis de pierres juste bonnes à
casser le soc de la charrue d'un paysan, entra, pendant de longues
minutes, dans le monde romanesque de ses deux enfants. Il se demanda
si c'était alors que sa fille Martine avait pris goût à la
lecture, la littérature, l'écriture et fait naître les contes dont
elle remplissait ses journées et ses cahiers ; Martine, vous
l'avez compris, était devenue écrivaine.