2 LE GRIS
C'est
la mi-juin à 1'500 m d'altitude. La saison de ski est terminée
depuis plus d'un mois et les dameuses hibernent pour l'été. De
multiples appartements et chalets se sont fermés, les amateurs de
glisse ayant quitté la station pour redescendre dans la plaine.
Cependant, ceux-ci ont laissé des traces derrière eux, pas des
marques dans la neige, celle-ci ayant fondu, mais des chats !
Des chats errants, abandonnés dans le quartier. Il paraît qu'il en
est ainsi presque tous les printemps.
Si
l'Occident avait opté pour le karma et les vies successives, peut
être serait-il plus vigilant aux conséquences de ses actes. A voir
revenir en pleine figure la monnaie de sa pièce, tel un boomerang,
il y aurait de très nombreux yeux au beurre noir !
Alors
que nous bavardons tranquillement, ma nièce France et moi, bien
installées dans de confortables fauteuils sur sa terrasse donnant
directement dans le jardin, toi, Le Gris, probablement attiré par le
son de nos voix, tu arrives subrepticement, tout de silence sur tes
coussinets de velours. Tu es certainement jeune car ta démarche est
vive, souple, féline ; ta fourrure est grise, d'où le nom que
je t'ai donné ; tu es hirsute, sale, tes poils, ici ou là,
sont collés les uns aux autres et tu es trop maigre, pauvre
vagabond. Tu vois Le Gris, je n'aime pas ta couleur, je n'ai aucune
envie de te caresser et je ne dois pas être la seule. D'ailleurs tu
ne te laisse plus approcher, tu n'accordes aucune confiance à cette
gente debout sur deux pattes, dédaigneuse, méprisante, te toisant
de haut et te chassant de chez elle, peut être à coup de balais,
alors que tu espérais trouver abri et nourriture. Mais là, au
moins, et tu le sais, ma nièce t'offre toujours quelques biscuits,
c'est la seule nourriture qu'accepte sa belle chatte nommée India,
toute blanche, douce, obéissante, même un peu trouillarde :
lorsque le merle la chasse loin de son nid, elle rentre en poussant
des cris terrifiés.
Puis
un jour, Le Gris tu m'as regardée droit dans les yeux, cela n'a duré
qu'un instant, un éclair, mais tu m'as montré un lac, une mer, un
océan de désespoir. As-tu été délaissé, jugé quantité
négligeable, encombrante? Je veux bien accorder à tes maître le
bénéfice du doute, il est possible qu'ils t'aient appelé avant de
partir mais tu étais probablement trop loin pour les entendre, très
occupé auprès d'une jolie minette qui te plaisait. Non, me murmure
Sherlock Holmes, regarde il porte à son cou les traces d'un collier.
Ton
regard de vérité, poignant, reste pour toujours inoubliable ;
tes yeux étaient magnifiques, si ce n'est tragiques. Ils étaient
d'un pâle jaune, d'une luminosité jamais vue jusqu'alors,
extraordinaire, hors du commun, tout simplement indescriptible. Il y
a quelques années j'avais demandé à une amie juive si sa religion
croyait en la présence d'une âme chez les animaux et elle m'avait
répondu qu'ils en avaient une étincelle. Dans ce cas précis, je
suis persuadée d'en avoir vu une, une entière, dans sa globalité.
Ah Le Gris quel précieux cadeau tu m'as fait et j'aimerais
maintenant te donner un nom nouveau, mais lequel ? Alors vous
qui me lisez, qui m'écoutez, avez-vous un nom à me suggérer ?