vendredi 30 septembre 2016

Courts récits : 2 Le Gris

2 LE GRIS

C'est la mi-juin à 1'500 m d'altitude. La saison de ski est terminée depuis plus d'un mois et les dameuses hibernent pour l'été. De multiples appartements et chalets se sont fermés, les amateurs de glisse ayant quitté la station pour redescendre dans la plaine. Cependant, ceux-ci ont laissé des traces derrière eux, pas des marques dans la neige, celle-ci ayant fondu, mais des chats ! Des chats errants, abandonnés dans le quartier. Il paraît qu'il en est ainsi presque tous les printemps.

Si l'Occident avait opté pour le karma et les vies successives, peut être serait-il plus vigilant aux conséquences de ses actes. A voir revenir en pleine figure la monnaie de sa pièce, tel un boomerang, il y aurait de très nombreux yeux au beurre noir !

Alors que nous bavardons tranquillement, ma nièce France et moi, bien installées dans de confortables fauteuils sur sa terrasse donnant directement dans le jardin, toi, Le Gris, probablement attiré par le son de nos voix, tu arrives subrepticement, tout de silence sur tes coussinets de velours. Tu es certainement jeune car ta démarche est vive, souple, féline ; ta fourrure est grise, d'où le nom que je t'ai donné ; tu es hirsute, sale, tes poils, ici ou là, sont collés les uns aux autres et tu es trop maigre, pauvre vagabond. Tu vois Le Gris, je n'aime pas ta couleur, je n'ai aucune envie de te caresser et je ne dois pas être la seule. D'ailleurs tu ne te laisse plus approcher, tu n'accordes aucune confiance à cette gente debout sur deux pattes, dédaigneuse, méprisante, te toisant de haut et te chassant de chez elle, peut être à coup de balais, alors que tu espérais trouver abri et nourriture. Mais là, au moins, et tu le sais, ma nièce t'offre toujours quelques biscuits, c'est la seule nourriture qu'accepte sa belle chatte nommée India, toute blanche, douce, obéissante, même un peu trouillarde : lorsque le merle la chasse loin de son nid, elle rentre en poussant des cris terrifiés.

Puis un jour, Le Gris tu m'as regardée droit dans les yeux, cela n'a duré qu'un instant, un éclair, mais tu m'as montré un lac, une mer, un océan de désespoir. As-tu été délaissé, jugé quantité négligeable, encombrante? Je veux bien accorder à tes maître le bénéfice du doute, il est possible qu'ils t'aient appelé avant de partir mais tu étais probablement trop loin pour les entendre, très occupé auprès d'une jolie minette qui te plaisait. Non, me murmure Sherlock Holmes, regarde il porte à son cou les traces d'un collier.




Ton regard de vérité, poignant, reste pour toujours inoubliable ; tes yeux étaient magnifiques, si ce n'est tragiques. Ils étaient d'un pâle jaune, d'une luminosité jamais vue jusqu'alors, extraordinaire, hors du commun, tout simplement indescriptible. Il y a quelques années j'avais demandé à une amie juive si sa religion croyait en la présence d'une âme chez les animaux et elle m'avait répondu qu'ils en avaient une étincelle. Dans ce cas précis, je suis persuadée d'en avoir vu une, une entière, dans sa globalité. Ah Le Gris quel précieux cadeau tu m'as fait et j'aimerais maintenant te donner un nom nouveau, mais lequel ? Alors vous qui me lisez, qui m'écoutez, avez-vous un nom à me suggérer ?

vendredi 23 septembre 2016

Courts récits : 1 Monsieur Bidochon


1 Monsieur Bidochon

J'ai la coupe avec mes bretelles larges, clipées sur un pantalon qu'on appellerait taille basse sur un bide bien là, les épaules étroites, des cheveux roulés en une grosse boucle sur le sommet du crane, que voulez-vous ce sont les seuls qui me restent disait-il, une Gauloise dans le bec, bref un vieux titi parisien, déambulant dans les rues du 11è.

J'ai été concierge, enfin on dirait maintenant gardien d'immeuble, mais pensez donc, pourquoi changer le nom de ma profession, alors que ma profession n'a pas changé ! Il faudra bien sortir les poubelles, nettoyer les escaliers, répondre, de ma loge, à tous ces « biens pensants » qui me demandent si j'ai vu leur chat, si j'ai trouvé leurs clés, si j'ai pensé à...

Aujourd'hui je suis retraité, j'ai les dents jaunes, ma dégaine n'a pas changé, juste un peu accentuée ! Elle, je la croise dans la rue, dans ma rue, jusqu'à ce jour je n'y faisais pas trop attention.

Elle, elle a un long nez, une queue de cheval, de fortes hanches et, tient donc, des souliers à hauts tallons, à son âge ! Je sens qu'elle va me faire la leçon : ne fume pas trop, ne mange pas autant, ne te promène pas les mains dans les poches. Il me semble déjà entendre ma mère.

Et alors, qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui je m'arrête en face d'elle ? Elle porte une blouse rouge, j'adore le rouge ! Elle a mis une jupette qui froufroute, j'aime bien ce qui se balance ! Quelque chose luit à ses oreilles, j'ai toujours été attiré par ce qui brille !

Voilà qu'elle s'arrête aussi ; j'attends, fébrile ; elle me tend un flacon en me disant : « c'est pour votre voix, la cigarette c'est mauvais ». Ah non vraiment, elle n'est pas comme ma mère !