Une ordonnance du juge
d'instruction enjoignit Marie-Ange d'établir avec précision quelles
étaient les toile saisies portant sa signature au dos. Elle s'y
était préparée, prévenue par son avocat. Cependant, lorsqu'elle
se trouva dans cette salle sans fenêtre et en présence de 96
tableaux, (elle en avait vendu environ le double à celui qu'elle
croyait être son ami), elle paniqua et allait se précipiter pour
éliminer ceux qui, curieusement, étaient de mauvaises factures et
certainement pas de sa main. « Du calme, tergiverser, douter,
semer le doute fait douter le public et hésiter le jury ; on ne
condamne pas sur un doute mais sur des preuves » lui avait
souligné Armand ».
Mais qu'est-ce que c'est
que cette histoire de « signature au dos ? » Ah oui,
un coup de maître !
Reprenant son assurance
tranquille, Marie-Ange commença à trier toutes ces oeuvres, portant
d'un côté celles jugées peintes par elle, de l'autre celles qui ne
l'étaient surement pas, reprenant l'une des premières pour la
mélanger aux deuxièmes et vis-versa. Elle fit un troisième série
: celles ayant la signature du maître et, à nouveau, transportant
l'une ou l'autre dans la première ou la deuxième catégorie. Elle
les tournait, les retournait, suivait du doigt les agrafes du dos qui
maintenaient la toile au cadre intérieur.
Mais, que faisait-elle ?
Revenons au Tribunal. A
la question du Juge :
- Avez-vous signé les toiles que vous avez vendues à Monsieur Marc-Antoine ?
- Oui
- Je vous l'avais bien dit, elle a signé, fit Marc-Antoine en s'agitant sur son banc.
- Silence, vous parlerez quand on vous interrogera.
- Comment avez-vos signé ?
- J'ai signé M majuscule, av minuscule, Mav.
- Où avez-vous signé ?
- Au dos des toiles.
- Quelle stupidité, murmura Marc-Antoine, il n'y a rien au dos des toiles.
- A quel endroit précisément ?
- Cachée derrière le cadre en bois sur lequel est agrafé la toile ; il faudrait dégrafer la toile pour la voir.
- Expliquez-nous pourquoi vous avez fait cela.
- Deux, trois ans avant la fin de ma collaboration avec Monsieur Marc-Antoine, j'avais commencé à me douter des manoeuvres illicites de celui-ci et l'idée m'est venue de marquer mes oeuvres, mais de façon invisible.
Remous et rires dans le
public, chuchotements. Bravo ! Bien joué ! Entendit-on.
Les membres du jury étaient devenus très attentifs ; ils
avaient envie de dire : « Dégrafer les tableaux !
Excellent ! Un coup de maître, à n'en pas douter ! »
Dès lors, la majorité de ce dernier était à coup sur du côté de
Marie-Ange.
Maintenant retournons
dans la salle sans fenêtre. Des 96 tableaux présents, Marie-Ange a
déterminé 34 tableaux signés Mav au dos. Comment peut-elle en être
si sûre ? Alors qu'elle les agrafait, son agrafeuse s'était
coincée ; elle dut en acheter une nouvelle, plus grosse, les
agrafes plus épaisses et d'une couleur légèrement dorée,
parfaitement reconnaissables. Elle en avait parlé à Armand, son
guide comme elle l'appelait. Il lui avait recommandé de n'en parler
à personne, ni au Juge, pas même à son avocat. Moins de personnes
le saurait, plus le suspense, l’incertitude planeraient pendant le
procès.
A ces 34 tableaux, elle
en ajouta 10, d'elle certainement, mais non signés au dos, en
espérant qu'ils passeraient entre les goutes. 29 tableaux de
mauvaises factures, signatures probablement contrefaites, furent mis
de côté. Restait donc 23 toiles, de sa main, elle en était sur,
signatures falsifiées ; elle les mit à part, en disant qu'elle
ne savait pas, tout en priant le ciel que le juge d'instruction, ou
autre, resterait focaliser plus spécialement sur « ceux au
dos ». 12 d'entre ces toiles furent dégrafées, 3 présentèrent
la signature Mav au dos et 1 se fendit lors de la manipulation. Un
expert fut mandaté pour déterminer l'auteur, ou les auteurs des 9
restantes. Une contre-expertise fut demandée. Les experts
n'arrivèrent pas à se mettre d'accord : fallait-il dégrafer
les autres, au risque évident d'en abîmer quelques unes ? De
tergiversation en tergiversation, un non-lieu fut décidé.
Marc-Antoine reconnu
avoir acheté des peintures à un certain Mauc In et que celui-ci
avait imité la signature des peintres. Une enquête révéla que ce
dernier était décédé depuis trois ans, son atelier, ses biens
disséminés par ses héritiers ; il vivait pauvrement de sa
peinture. Cette affaire s'arrêta-là. Avait-il signé d'autres
oeuvres ? Un doute, une fois de plus, qui resta à jamais
non-élucidé.
Six ans de procès,
condamnation de 6 ans pour Marc-Antoine, acquittement pour
Marie-Ange. Personne ne fit appel.
Après ces longues, très
longues journées, ces mois d'attente, ces années de tentions,
malgré la présence si gaie d'Angelina et le fait que Armand et elle
se soient amusés à se représenter le désagrafage des toiles, sur
ordre du Juge, mais également par des particuliers et, qui sait, par
des musées, des galeristes et d'autres marchands d'arts, il resta à
Marie-Ange un zeste de malaise, de culpabilité tout au long de sa
vie à l'idée que les toiles qu'elle avait signées des maîtres
aient été probablement attribuées à ce pauvre Mauc In dont le
souvenir était ainsi sali, mais qui se souvenait de lui, à part
elle ? Que sont devenues toutes ces oeuvres entassées dans la
salle sans fenêtre se demanda-t-elle longtemps ? Quelques
années plus tard, elle crut reconnaître deux tableaux de sa main
dans une vente aux enchères faite par une prestigieuse maison...
« D'autres auraient-ils été vendus à l'étranger »
comme le suggérait Armand, « ou brûlés » ajouta-t-il
avec humour. Toujours est-il que ce ne fut pas Marie-Ange qui
bénéficia de leur plus-value, ceci la consola quelque peu.