Il était 18h ce soir de
l'an 2...., la nuit était déjà là, venteuse, froide, des
giboulées de neige arrivaient du nord ; dans le grand salon, si
peu utilisé, et dans l'ancienne salle de couture attenante et
ouverte à deux battants sur elle, un énorme feu de cheminée
brûlait dans les deux pièces, tentant d'effacer l'odeur de vieux,
sorte d'humidité mêlée à une poussière trop ancienne qui
habitent généralement les lieux inoccupés. C'était
l'effervescence, les habitants de la grande maison allaient et
venaient, se croisaient, riaient, s'interpellaient. Ordres,
contre-ordres venant de la cuisine où Niangha sortait du four des
tartes aux pruneaux, d'un rouge à nul autre pareil ; sa jeune
soeur beurrait des tranches de pain bis alors qu'Eléonore et sa mère
étaient occupées à trancher le jambon et le fromage ; de
grands saladiers de scaroles, tomates, pommes de terres étaient
prêts. Amelia et Olingha courraient avec des plateaux chargés de
verres et d'assiettes pour les déposer sur les planches recouvertes
de nappes blanches reposant sur des tréteaux apportés de l'ancienne
ferme par les hommes qui descendaient aussi du galetas de vielles
chaises que Greorg frottait à l'encaustique pour leur donner un air
de fête. Adrien jouait « la mouche du coche ».
Madeleine, dans sa
retraite si méritée, assise près de la cheminée, une couverture
de laine sur ses genoux, regardait passer tout ce monde avec des yeux
pétillants de malice. Elle jouissait pleinement de cette animation
qui mettait des joues roses à la grande maison ; elle n'avait
plus vu cela depuis le mariage de Julien. Dans ses pensées
défilaient les naissances, les joies et tristesses qu'elle connut
avec eux tous, au fond un merveilleux cadeau. Julien lui avait
proposé de rénover sa maison accotée à la suivante dans son
village natal, mais elle avait refusé, disant qu'elle aimerait finir
sa vie avec eux tous, comme elle l'avait commencée à l'age de 15
ans ; elle ne pouvait pas concevoir de les quitter et cela lui
fut accordé avec joie. Elle était adorée des enfants de Niangha,
respectée par les aînés, couvée par le regard doux et
reconnaissant de Julien ; elle faisait partie de la famille.
Les invités arrivaient
avec femmes et enfants de l'ancienne ferme et du village Emilie,
parmi eux des gens du coin mais aussi des déracinés, fuyant guerres
et misère, pour retrouver un peu de chaleur. Julien saluait chacun
d'eux, les priant de s'installer autour des tables. Suivaient aussi
le père, les frères et soeurs d'Eléonore, Maximilien et tous les
siens, des amis si fidèles. Il y avait cohésion, esprit de travail,
respect, dévouement, tous, ou presque, conscients que la bonne
marche du domaine était bénéfice partagé ; cela se sentait,
une force qui émanait du « patriarche », dont la tête
blanchissait, et qui était communicative. C'était aussi l'heure de
goûter aux pruneaux, première récolte du verger, planté à la
place des maïs ; Niangha attendait le verdict avec impatience.
« Ce jour-là et
les suivants furent incontestablement les pires que j'aie vécus,
pire que l'incendie des communs, plus douloureuse que la perte de
toute la récolte de nos maïs, plus angoissante que la peur de
l'avenir de l'agriculture qui m'étreignit lorsque j'eus constaté,
avec Greorg, les dégâts occasionnés par la tempête dans les
champs de Marci. »
Ainsi commença Julien,
alors que les conversations autour de lui cessaient, que tout le
monde devenait attentif. Ce jour-là, reprit-il, je m'étais levé à
5h, malgré la nuit d'hiver. A la cuisine, j'ai bu mon café, trempé
mon pain ; la maison était totalement silencieuse. Greorg
dormait, il avait congé et sa mère en profitait aussi pour
récupérer des longues journées de travail automnal. Madeleine
était absente, quelques jours chez ses parents pour s'occuper de sa
mère malade. Avant 6h, je me suis rendu à la fromagerie, soucieux
d'y jeter un dernier oeil avant l'arrivée d'une équipe
d'inspecteurs de l'hygiène ; très pointilleux, ces gens là,
ils regardaient même derrière les étagères ! A vous rappeler
qu'à cette époque je me battais pour obtenir le droit d'ajouter
l'appellation « produit d'Isogny » sur nos beurres
et fromages. Vers 10h nous avons tous pris un verre avec Louis, mon
second de l'époque, qui m'avait rejoint vers 6h30.
Après le départ des
inspecteurs, Louis et moi avons procédé à l’écrémage du lait
puis je suis parti faire un tour dans les étables. A 16h j'étais au
bureau avec Claire, notre comptable, qui, retraitée, a été
remplacée par ma belle-fille Eléonore, comme vous le savez. De
retour à la grande maison vers 18h, elle était aussi silencieuse
qu'à mon départ.
Ces heures sont restées
gravées dans ma mémoire pour les avoir dites et répétées aux
gendarmes qui m'interrogèrent. Je finis par me sentir coupable de je
ne sais quoi sous leur regard soupçonneux. Evidemment :
« chercher le mari » ! Vous l'avez compris, Julien
parlait du jour où sa femme et son fils avaient disparu.
Arrivé dans le séjour,
je fus pris de frissons, un froid inhabituel y régnait. Je mis la
main automatiquement sur ce grand poêle en catelles grises et bleues
que vous voyez derrière moi. On le charge depuis la cuisine et il
réchauffe l’atmosphère en cette soirée-ci de vent du nord qui
siffle entre les bâtiments. Dire que le chauffagiste qui a posé
radiateurs et chaudière à mazout voulait l'enlever !
Bref, le fourneau était
presque froid. Je suis monté les escaliers deux à deux :
Greorg n'était pas dans sa chambre ; appelé Esther, pas de réponse.
J'ai téléphoné à tous les copains, pas vus ; aux amies de ma
femme, même réponse. A 20h je me résolu de m'adresser aux
gendarmes. Entre temps Maximilien et sa femme étaient arrivés. Le
soutien de mes amis d'enfance me calma un peu et je pus commencer à
réfléchir : où diriger les recherches ?
Ce fut en force que la
gendarmerie revint le lendemain matin, fouilla la grande maison, les
dépendances, l'ancienne ferme.
Papa !
Interrompit une voix aiguë, encore non muée, ont-ils regardé dans
l'étang ?
Il n'existait pas
encore, remarqua sa mère en lui faisant signe de se taire.
Silence général... Puis
une voix s'éleva, puis deux, puis trois disant qu'il serait
temps de donner un nom au domaine, d'autres voix se firent entendre
parlant toutes à la fois en proposant « Domaine Julien »,
« ô BIO », « Julien et Niangha », « La
Fourche », « L'unité ». Amelia ajouta « Le
Patriarche ». Le Patriarche, Domaine Le Patriarche, firent de
nombreuses personnes, ça sonne bien ! Des mains se levèrent,
d'autres applaudirent à tout rompre. Ainsi fut fait et porté au
Registre du Commerce. Des réflexions telles que : « Quand
nos petits enfants nous demanderont le pourquoi de ce nom et que nous
leur parleront de la renommée de leur grand-père, ils pourront en
être fiers ». Julien fut profondément touché par cette idée
d'exister encore dans la mémoire de ses descendants, c'était le
plus merveilleux cadeau qu'il reçu de sa vie de « patriarche ».
Puis Julien reprit sa
narration : Je revoyais ma femme si fière, droite comme un I,
la taille cambrée, nouant son fichu non sous le menton comme toutes
les autres femmes, mais derrière la nuque, accentuant cette
impression de je ne savais quoi que j'avais d'elle : elle
prononça le mot « Gypsy ». Bien sur, cela expliquait
aussi le pourquoi de ses jupes à larges poches qu'elle portait
parfois l'une sur l'autre, une gitane ! Lors de notre mariage
j'avais remarqué cette ombre derrière elle d'un homme
grand, mince, au visage
basané, étroit, joues creuses et de ce regard de feu qui croisa le
mien, si bleu. J'orientais alors les recherches vers le campement de
gitans pas bien loin. J'appris par la suite qu'ils avaient quitté
les lieux le matin même de la disparition, bien avant 7h. Ils
avaient été vu au carrefour de La Croix blanche et s'étaient
séparés en plusieurs groupes, partant dans des directions
différentes. Ceci rendait les recherches plus difficiles. D'autres
postes de gendarmerie furent alertés, les Roms s'étaient éclipsés,
aucun enfant aux cheveux blonds ne fut aperçu. Restait le grand
rassemblement annuel prévu le mois suivant, mais rien, pas de piste
non plus.
Après ces événements,
Julien dit qu'il sombra dans l’apathie, abattement profond,
désintérêt pour le domaine. Ses seconds veillaient. Il se fit des
reproches : pourquoi n'avait-t-il rien vu venir, pas su
prévenir, parler avec sa femme. Révolte tout azimut. Sa rencontre
avec Niangha avait changé toute la donne. Dès lors, soutenu par cet
amour, il s'était lancé à corps perdu dans la rénovation de la
fromagerie, fait construire les nouvelles écuries, puis creusé
l'étang qui intéressait si profondément son fils Adrien, avait
entreprit à fond la bataille du « Bio », fait face à
l'affaire Marci, tout en pensant qu'il ne pardonnerait jamais à sa
femme d'être partie en emmenant leur fils. Aujourd'hui c'était un
peu différent, sans cet événement il n'aurait pas rencontré
Niangha, il ne serait pas entouré par ses trois plus jeunes
enfants : Amelia, Olingha, Adrien.
Greorg intervint alors en
disant que sa mère lui avait fait faire une école d'agriculture et
d'éleveur de bovins, près de Varsovie, en accord avec ses
« aînés ». Elle avait bien remarqué chez son fils un
regret, une nostalgie profonde de leur vie en Normalie. Elle avait
compris qu'il y retournerait, que cette vie de la terre et auprès du
bétail le tenait aux tripes ; elle voulait donc qu'il soit armé
dans ce but. Son fils, qu'elle croyait à tort être semblable à
elle, était un amoureux du monde rural, un véritable sédentaire,
elle était résolument une nomade.