vendredi 27 février 2015

Domaine Le Patriarche 14 Olingha


Des trois enfants qu'il eut avec Niangha, la deuxième, Olingha, malgré son prénom népalais, était celle qui lui ressemblait le plus physiquement. Cheveux blonds et raides, les épaules larges, un peu trop pour une fille disaient certains, de taille moyenne. Elle était très habile de ses mains, non seulement elle savait tenir un pinceau, avait pris quelques cours de dessins, mais elle démontra à son père qu'elle manipulait avec adresse la multitude de petits outils qui s'entassait dans l'atelier. C'est là que Julien rangeait sa collection, ponçait au papier de verre, teintait à la brou de noix, faisait briller les bagues en laiton.

Le jeudi, jour de congé scolaire, Olingha venait l'y rejoindre, appliquée, se penchait et, avec une peau de chamois, elle donnait du lustre à ceux qui avaient été passés à la cire d'abeille. Elle aimait les toucher, en suivre du doigt le pourtour, mettre de l'ordre sur les étagères, dérangeant l'approximatif de son père, les groupant selon leur genre, leur spécificité quand il y avait des étiquettes, variant les formes, les grandeurs. Julien laissa faire et découvrit au bout du compte que tous ces objets avaient été mis en valeur.

Sa fille lui posait maintes questions et, ne sachant pas toujours y répondre, il acheta des livres sur les outils selon les professions, une encyclopédie des outils anciens, d'artisanats disparus aujourd'hui. Ensemble ils partaient faire la tournée des fermes, des manufactures, les foires de brocanteurs, les petites boutiques, même les forgerons, les
tapissiers, ébénistes, zingueurs. Julien était très connu partout et il introduisit sa fille auprès d'anciens amis, de fermiers et tant d'autres. Il adorait avoir cette jeune présence à ses côtés, une véritable complicité qui les poussait tous deux vers un certain perfectionnisme. Au contacte de son père, elle apprit beaucoup de choses à son sujet, dont ce souvenir à jamais gravé dans sa mémoire :  Quand il faisait son école d'agriculture et qu'il avait soumis son dossier pour faire un stage, on lui avait fait remarquer qu'il devait apprendre à se vendre. Il avait répondu : « Jamais je ne me vendrai, je ne suis pas une marchandise ni un esclave, mais un homme libre, je suis fier de l'être et de le rester ! »

Après sa scolarité, Olingha eut l'idée d'ouvrir une échoppe à Yvory où elle vendait ces outils. Puis elle créa une chaîne de magasins qu'elle nomma « Olingha Outils Ô », que tout le monde appela « Oh O Ô », ou tout simplement « Les trois O » Elle engagea des vendeuses, plus un jeune menuisier qui travailla pour elle à l'atelier du Domaine Le Patriarche. L'avenir était déjà présent !







vendredi 20 février 2015

Domaine Le Patriarche 13 Adrien


Le petit dernier, Adrien, bientôt 9 ans, rêve de printemps, de courses folles sur son skateboard avec ses copains. A moitié éveillé, il repense à ce jour ensoleillé, où, avec eux, il était allé au bord de l'étang. Ils lançaient des pierres en essayant de faire des ricochets au grand effroi de Dame Colvert protégeant sa ribambelle de canetons. Ils avaient été sévèrement réprimandés. Le domaine de papa est un vaste terrain de jeux : cache-cache, glissades dans le foin et risques de punition, comme le matin, où, grimpant sur le tas de bois, celui-ci dégringola, tomba sur la jambe de Fabien et en brisa un os. Des garnements pleins de vie. A le regarder, il était celui qui ressemblait le plus à un Népalais : cheveux presque noirs et bouclés, teint basané, et plus encore sa démarche particulière. Oui, une démarche régulière, à la fois bien ancrée sur le sol et tirant avec aisance vers le haut, celle d'un sherpa.

Tous ces derniers jours il a suivi, comme son ombre, son oncle Tiengo qui travaillait à renforcer les berges du canal menant de la rivière à l'étang, transportant les pierres avec lui. Et le petit port qu'il a creusé en demi lune au bord de l'étang et ses deux digues construites avec d'anciennes briques, des petits bois attachés ensemble pour former des bateaux : Niangha avait appelé Julien pour qu'il vienne voir cette construction. Toujours attiré par l'eau, cet enfant. C'était vers l'étang qu'il fallait le chercher quand il manquait à l'appel. Que fera-t-il plus tard ? Adrien n'y songe pas, il vit pleinement sa vie d'enfant. Plus tard ? Ca n'existe pas, pas encore.


vendredi 13 février 2015

Domaine Le Patriarche 12 Le grand voyage


Greorg enchaîna ensuite en racontant ce qu'il avait vécu pendant ces 14 années d'absence. Nous descendions vers le sud, le bonnet de laine, tiré jusque sur les oreilles que ma mère m'obligeait à mettre fut subitement insupportable, je l'arrachais d'un geste rageur et les enfants, avec lesquels j'essayais de jouer, me regardèrent avec des yeux ronds, la bouche ouverte, ahuris. Je passais ma main dans mes cheveux, inquiet, puis je compris que c'était leur blondeur qui faisait tache au milieu de ces têtes brunes, souvent presque noirs. Déjà j'étais différent par mes vêtements, la langue et mon instruction qui faisait que je me sentais mieux parmi les plus grands. A ceux-ci j'ai montré comment s'orienter : je l'ai appris de mon oncle Bastien qui m'avais donné son ancienne montre, à remontoir manuel, à laquelle je tenais encore d'avantage car c'était la seule chose qui me restait, me reliant au domaine qui ne s'appelait pas encore « Le Patriarche » ; nous étions partis sans bagages. Greorg remonta la manche de son pull et découvrit la grosse montre ancienne qu'il portait à son poignet spécialement ce soir-là , il la caressa de la main ; oui, elle fonctionne toujours ! Voilà, vous placez la petite aiguille bien en face du soleil, où qu'il soit, et vous regardez le cadran. Le chiffre 12 marque le midi, à l'opposer le 6 marque le nord, le 9 indique l'ouest et le 3 l'est. Les enfants étaient fascinés, seulement ils ne possédaient pas de montre... Tout un monde de culture nous séparait, maman n'avait pas pensé à cela quand elle m’emmena avec elle ce fameux matin. Sans le savoir, j'ai partagé la détresse de mon père bien des fois depuis lors.

Avide de lecture, je déchiffrais tous les poteaux indicateurs qui se présentaient sur notre route. J'avais dessiné de mémoire une carte de mon pays, telle qu'à l'école, en y indiquant les lieux où nous passions. Bordeaux, nous approchions de l'Espagne, je portais dès lors une casquette légère... Nous avons traversé, avec grande lenteur, les Pyrénées, il fallait laisser souffler les chevaux.

Deux ans avaient passé, je ne demandais plus à maman quand papa allait nous rejoindre, précédemment elle m'avait menti, je l'avais attendu tant de fois. Maintenant je savais bien que nous étions trop loin de chez moi, de la tendresse de Madeleine séchant mes pleurs, l’atmosphère de la grande maison, les champs ondulants sous le vent, les animaux qui requièrent de la douceur, eux aussi, me manquaient terriblement, mais je me taisais. Je m'adaptais tant bien que mal. Puis subitement nous reprîmes la route, remontâmes vers le nord, passâmes la frontière et lorsque j'entendis à nouveau le français, mon coeur se mit à battre plus fort.

Puis nous bifurquâmes à l'est en nous rapprochant de la Méditerranée que nous apercevions de loin en loin. En fait, nous la longions. Campement au-dessus de Cannes. Ma mère obtint que je suive les cours du Collège Français pendant l'année où nous restâmes là. Elle reconnu avoir perdu pied quant au programme scolaire des 14-15 ans. Maman, habile couturière, m'avait taillé des pantalons longs en tissu léger, des chemises à manches courtes avec une poche de poitrine, j'étais alors très semblable aux autres collégiens. Cela me rappela la salle de couture de la grande maison où je voyais ma grand-mère Emilie travailler avec des petites mains de la région, coupant, cousant des tabliers, des robes, des chemises ; les souvenirs remontaient en moi par vagues, me submergeant à des moments inattendus et disparaissaient dans le passé. Personne à qui les confier, si ce n'est à maman qui semblait ne m'écouter que d'une oreille et n'en discutait jamais.

Je me plaisais beaucoup dans cette école, mais déjà, nous repartions. J'emportais un Atlas, un livre de math dont ma mère et moi ne trouvions jamais les réponses aux problèmes posés, un volume d'histoire romaine que je dévorais. Encore une autre langue, au moins la quatrième depuis mon départ  : l'italien ! Et des Tziganes ! Maman était aux anges, elle avait trouvé un cousin parmi eux, et bien placé dans la hiérarchie. Nous eûmes droit à un mobile-homme, spacieux et naturellement plus rapide que les roulottes, mais encore une nouvelle langue que maman maniait assez bien, elle était fille de l'un d'eux, ce que je découvris lorsque nous arrivâmes dans les Carpates après avoir traversé les Dolomites, l'Autriche, le sud de la Pologne pour arriver en Moldavie. Là, maman retrouva deux oncles, son père était décédé. Je la vis si heureuse lorsque je la quittais à l'âge de 17 ans pour suivre un cours intensif de polonais de six mois. Étonnamment, je l'assimilais aisément. On dit que plus on sait de langues, plus on apprend facilement la suivante. J'en étais bien à la sixième ! L'école d'agriculture près de Varsovie, puis 3 ans dans un élevage de bovins, et vous connaissez la suite.



Domaine Le Patriarche 11 Des jours d'angoisse


Il était 18h ce soir de l'an 2...., la nuit était déjà là, venteuse, froide, des giboulées de neige arrivaient du nord ; dans le grand salon, si peu utilisé, et dans l'ancienne salle de couture attenante et ouverte à deux battants sur elle, un énorme feu de cheminée brûlait dans les deux pièces, tentant d'effacer l'odeur de vieux, sorte d'humidité mêlée à une poussière trop ancienne qui habitent généralement les lieux inoccupés. C'était l'effervescence, les habitants de la grande maison allaient et venaient, se croisaient, riaient, s'interpellaient. Ordres, contre-ordres venant de la cuisine où Niangha sortait du four des tartes aux pruneaux, d'un rouge à nul autre pareil ; sa jeune soeur beurrait des tranches de pain bis alors qu'Eléonore et sa mère étaient occupées à trancher le jambon et le fromage ; de grands saladiers de scaroles, tomates, pommes de terres étaient prêts. Amelia et Olingha courraient avec des plateaux chargés de verres et d'assiettes pour les déposer sur les planches recouvertes de nappes blanches reposant sur des tréteaux apportés de l'ancienne ferme par les hommes qui descendaient aussi du galetas de vielles chaises que Greorg frottait à l'encaustique pour leur donner un air de fête. Adrien jouait « la mouche du coche ».

Madeleine, dans sa retraite si méritée, assise près de la cheminée, une couverture de laine sur ses genoux, regardait passer tout ce monde avec des yeux pétillants de malice. Elle jouissait pleinement de cette animation qui mettait des joues roses à la grande maison ; elle n'avait plus vu cela depuis le mariage de Julien. Dans ses pensées défilaient les naissances, les joies et tristesses qu'elle connut avec eux tous, au fond un merveilleux cadeau. Julien lui avait proposé de rénover sa maison accotée à la suivante dans son village natal, mais elle avait refusé, disant qu'elle aimerait finir sa vie avec eux tous, comme elle l'avait commencée à l'age de 15 ans ; elle ne pouvait pas concevoir de les quitter et cela lui fut accordé avec joie. Elle était adorée des enfants de Niangha, respectée par les aînés, couvée par le regard doux et reconnaissant de Julien ; elle faisait partie de la famille.

Les invités arrivaient avec femmes et enfants de l'ancienne ferme et du village Emilie, parmi eux des gens du coin mais aussi des déracinés, fuyant guerres et misère, pour retrouver un peu de chaleur. Julien saluait chacun d'eux, les priant de s'installer autour des tables. Suivaient aussi le père, les frères et soeurs d'Eléonore, Maximilien et tous les siens, des amis si fidèles. Il y avait cohésion, esprit de travail, respect, dévouement, tous, ou presque, conscients que la bonne marche du domaine était bénéfice partagé ; cela se sentait, une force qui émanait du « patriarche », dont la tête blanchissait, et qui était communicative. C'était aussi l'heure de goûter aux pruneaux, première récolte du verger, planté à la place des maïs ; Niangha attendait le verdict avec impatience.

« Ce jour-là et les suivants furent incontestablement les pires que j'aie vécus, pire que l'incendie des communs, plus douloureuse que la perte de toute la récolte de nos maïs, plus angoissante que la peur de l'avenir de l'agriculture qui m'étreignit lorsque j'eus constaté, avec Greorg, les dégâts occasionnés par la tempête dans les champs de Marci. »

Ainsi commença Julien, alors que les conversations autour de lui cessaient, que tout le monde devenait attentif. Ce jour-là, reprit-il, je m'étais levé à 5h, malgré la nuit d'hiver. A la cuisine, j'ai bu mon café, trempé mon pain ; la maison était totalement silencieuse. Greorg dormait, il avait congé et sa mère en profitait aussi pour récupérer des longues journées de travail automnal. Madeleine était absente, quelques jours chez ses parents pour s'occuper de sa mère malade. Avant 6h, je me suis rendu à la fromagerie, soucieux d'y jeter un dernier oeil avant l'arrivée d'une équipe d'inspecteurs de l'hygiène ; très pointilleux, ces gens là, ils regardaient même derrière les étagères ! A vous rappeler qu'à cette époque je me battais pour obtenir le droit d'ajouter l'appellation « produit d'Isogny » sur nos beurres et fromages. Vers 10h nous avons tous pris un verre avec Louis, mon second de l'époque, qui m'avait rejoint vers 6h30.

Après le départ des inspecteurs, Louis et moi avons procédé à l’écrémage du lait puis je suis parti faire un tour dans les étables. A 16h j'étais au bureau avec Claire, notre comptable, qui, retraitée, a été remplacée par ma belle-fille Eléonore, comme vous le savez. De retour à la grande maison vers 18h, elle était aussi silencieuse qu'à mon départ.

Ces heures sont restées gravées dans ma mémoire pour les avoir dites et répétées aux gendarmes qui m'interrogèrent. Je finis par me sentir coupable de je ne sais quoi sous leur regard soupçonneux. Evidemment : « chercher le mari » ! Vous l'avez compris, Julien parlait du jour où sa femme et son fils avaient disparu.

Arrivé dans le séjour, je fus pris de frissons, un froid inhabituel y régnait. Je mis la main automatiquement sur ce grand poêle en catelles grises et bleues que vous voyez derrière moi. On le charge depuis la cuisine et il réchauffe l’atmosphère en cette soirée-ci de vent du nord qui siffle entre les bâtiments. Dire que le chauffagiste qui a posé radiateurs et chaudière à mazout voulait l'enlever !

Bref, le fourneau était presque froid. Je suis monté les escaliers deux à deux  : Greorg n'était pas dans sa chambre ; appelé Esther, pas de réponse. J'ai téléphoné à tous les copains, pas vus ; aux amies de ma femme, même réponse. A 20h je me résolu de m'adresser aux gendarmes. Entre temps Maximilien et sa femme étaient arrivés. Le soutien de mes amis d'enfance me calma un peu et je pus commencer à réfléchir : où diriger les recherches ?

Ce fut en force que la gendarmerie revint le lendemain matin, fouilla la grande maison, les dépendances, l'ancienne ferme.

  • Papa ! Interrompit une voix aiguë, encore non muée, ont-ils regardé dans l'étang ?
  • Il n'existait pas encore, remarqua sa mère en lui faisant signe de se taire.

Silence général... Puis une voix s'éleva, puis deux, puis trois  disant qu'il serait temps de donner un nom au domaine, d'autres voix se firent entendre parlant toutes à la fois en proposant « Domaine Julien », « ô BIO », « Julien et Niangha », « La Fourche », « L'unité ». Amelia ajouta « Le Patriarche ». Le Patriarche, Domaine Le Patriarche, firent de nombreuses personnes, ça sonne bien ! Des mains se levèrent, d'autres applaudirent à tout rompre. Ainsi fut fait et porté au Registre du Commerce. Des réflexions telles que : « Quand nos petits enfants nous demanderont le pourquoi de ce nom et que nous leur parleront de la renommée de leur grand-père, ils pourront en être fiers ». Julien fut profondément touché par cette idée d'exister encore dans la mémoire de ses descendants, c'était le plus merveilleux cadeau qu'il reçu de sa vie de « patriarche ».

Puis Julien reprit sa narration : Je revoyais ma femme si fière, droite comme un I, la taille cambrée, nouant son fichu non sous le menton comme toutes les autres femmes, mais derrière la nuque, accentuant cette impression de je ne savais quoi que j'avais d'elle : elle prononça le mot « Gypsy ». Bien sur, cela expliquait aussi le pourquoi de ses jupes à larges poches qu'elle portait parfois l'une sur l'autre, une gitane ! Lors de notre mariage j'avais remarqué cette ombre derrière elle d'un homme

grand, mince, au visage basané, étroit, joues creuses et de ce regard de feu qui croisa le mien, si bleu. J'orientais alors les recherches vers le campement de gitans pas bien loin. J'appris par la suite qu'ils avaient quitté les lieux le matin même de la disparition, bien avant 7h. Ils avaient été vu au carrefour de La Croix blanche et s'étaient séparés en plusieurs groupes, partant dans des directions différentes. Ceci rendait les recherches plus difficiles. D'autres postes de gendarmerie furent alertés, les Roms s'étaient éclipsés, aucun enfant aux cheveux blonds ne fut aperçu. Restait le grand rassemblement annuel prévu le mois suivant, mais rien, pas de piste non plus.

Après ces événements, Julien dit qu'il sombra dans l’apathie, abattement profond, désintérêt pour le domaine. Ses seconds veillaient. Il se fit des reproches : pourquoi n'avait-t-il rien vu venir, pas su prévenir, parler avec sa femme. Révolte tout azimut. Sa rencontre avec Niangha avait changé toute la donne. Dès lors, soutenu par cet amour, il s'était lancé à corps perdu dans la rénovation de la fromagerie, fait construire les nouvelles écuries, puis creusé l'étang qui intéressait si profondément son fils Adrien, avait entreprit à fond la bataille du « Bio », fait face à l'affaire Marci, tout en pensant qu'il ne pardonnerait jamais à sa femme d'être partie en emmenant leur fils. Aujourd'hui c'était un peu différent, sans cet événement il n'aurait pas rencontré Niangha, il ne serait pas entouré par ses trois plus jeunes enfants : Amelia, Olingha, Adrien.

Greorg intervint alors en disant que sa mère lui avait fait faire une école d'agriculture et d'éleveur de bovins, près de Varsovie, en accord avec ses « aînés ». Elle avait bien remarqué chez son fils un regret, une nostalgie profonde de leur vie en Normalie. Elle avait compris qu'il y retournerait, que cette vie de la terre et auprès du bétail le tenait aux tripes ; elle voulait donc qu'il soit armé dans ce but. Son fils, qu'elle croyait à tort être semblable à elle, était un amoureux du monde rural, un véritable sédentaire, elle était résolument une nomade.


vendredi 6 février 2015

Domaine Le Patriarche 10 Greorg


Les premières années de son retour, Greorg les passa aux côtés de son père, apprenant de lui toutes les ficelles du métier, puis il reprit la responsabilité de leur cheptel de 300 vaches, la production du lait et l'élevage des veaux pour la boucherie. Avec ses lourdes mains, il était pourtant d'une grande douceur envers les bêtes, il les reconnaissait les unes des autres, les appelait par leur nom : Florine, Tournesol, Coquine, Fiérote...

Puis un jour il était arrivé à la réunion des « administrateurs » (nom imaginé par les responsables de l'entreprise) avec une proposition bien étayée : « La Centrale laitière qui vient chercher le lait, nous donne 45 ct le litre sur lequel nous ne gagnons rien ; si nous le lui apportions, nous en recevrions 80 ct, soit presque le double. En achetant 3 anciens camions Saurer, je les ai déjà trouvés, (il n'en dit pas le prix, l'argent provenant de sa poche rembourrée, son père en était bien conscient), en engageant 4 chauffeurs à plein temps, à choisir parmi les gars venant des pays de l'Est qui ont généralement un permis de conduire, payés selon le barème en vigueur dans la paysannerie, donc modique, mais avec en plus le coucher offert et le manger au prix de revient de la ferme, il nous resterait un bénéfice de 15 ct par litre. Voici le détail de tout ce que je vous ai dit, établi par un expert comptable. Lisez-le attentivement. Avons-nous pensé à tout ? »

Fantasio, menuisier-couvreur, qui travaillait pour eux depuis des années, responsable aujourd'hui des travaux d'entretien des bâtiments, était, de ce fait, membre des « administrateurs », remarqua qu'il faudrait faire passer un permis poids lourds aux futurs chauffeurs, car les permis en leur possession n'étaient pas toujours valables, ou pour dire plus, parfois faux. Tout fut approuvé à l'unanimité, en ajoutant un contrat de deux ans pour ne pas devoir supporter un va et vient continuel de personnel. Greorg dit encore que son beau-frère Tiengo avait cousu ensemble deux sacs de jute qu'il avait bourré de foin, comme il l'aurait fait avec de la paille de riz. Il en ferait d'autres qui serviraient de matelas et de bon isolant du sol dans l'ancienne ferme en prévision de leur arrivée. Tous étaient assez contents de constater que le jeune frère de Niangha avait trouvé à se rendre utile. Ils se souvenaient de la mauvaise expérience faite avec l'aîné qui rentrait au petit matin sans marcher droit et ne se levait qu'à midi. Heureusement, il était parti tenter sa chance dans le nord, emportant une partie des économies de sa soeur, qu'elle lui avait données, généreusement. Elle était libre de disposer de son salaire, tous étaient salariés au Domaine Le Patriarche, y comprit Julien, et touchaient des tantièmes supplémentaires pour toute idée, amélioration, augmentation du rendement mises en commun. Elle imaginait bien que son geste serait probablement sans retour, mais c'était son frère.

On put ainsi assister à un ballet de camions, entrer, sortir, circulant sur les routes avec le magnifique logo imaginé par Olingha. Une réclame vivante, efficace pour le bio auprès des consommateurs qui, après tout, ont le dernier mot, ou le premier selon le point de vue de chacun. Ce sont eux, tout de même, qui décident de ce qu'ils désirent manger. Peut-être que dans les villes, où tout le monde est tellement pressé, sans avoir le temps de lire les étiquettes, la prise de conscience sera plus longue que dans les villages. Mais l'avancée du bio était de plus en plus visible, leurs luttes étaient reconnues et approuvées. Un juste retour des choses pour tant d'efforts.

Greorg pensait avec reconnaissance (un jour il faudra qu'il le lui dise) à l'efficacité et la ténacité de son père qui avait abandonné les anciennes écuries et fait construire deux grands bâtiments allongés de deux étages chacun, directement en bordure des bocages. Au rez de grandes stalles, larges, lumineuses. Au 1er, le foin pouvant être distribué directement dans chacune de celles-ci par un système ingénieux de trappes et de conduites.


Domaine Le Patriarche 9 Marci


Les premières années qui suivirent sa décision, Marci était heureux de son succès : sa production de maïs OGM avait doublé, ses bénéfices également grâce au fait qu'il semait directement sans avoir à labourer et qu'il utilisait beaucoup moins de désherbant, soit un gain de temps et de mains d'oeuvre. Cependant il venait de remarquer l'apparition de mauvaises herbes plus résistantes qu'il fallut arracher à la main. Il les avait montrées à son copain botaniste qui était resté coi devant la vision de ces racines en étoile et de cette tige si robuste, presque du bois, du jamais vu. Intrigué, il était venu sur place et avait fait des recherches qui n'avaient abouti à rien. Une plante hybride avait-il dit, croisement entre une dent de lion et une rave peut-être, mais Marci ne cultivait pas de raves, c'était son voisin Julien qui le faisait, raison de plus pour fulminer contre lui, il fallait bien qu'il passe sa colère sur quelqu'un, trouve un responsable autre que lui.

Les semences hybrides étant quasiment stériles, Marci en rachetait chaque année à des prix très bas. Aujourd'hui celles-ci avaient presque doublé, ses bénéfices étaient à revoir à la baisse. Et ce diable de Julien qui avait obtenu qu'il recule ses cultures de 100m au delà des siennes, voilà qui diminuait sa surface cultivable. Que pouvait-il faire ? Il était lié par contrat au marchand grainier, pour 20 ans. Dans son enthousiasme et sur le moment, il n'avait pas voulu voir cette échéance qui ne lui paraissait pas si lointaine et qui le liait au bon vouloir du marchand.

Marci avait beaucoup insisté pour que son aîné travaille avec lui. Le succès lui était-il monté à la tête ? Il se baladait en grosse limousine jaune pétante, de quoi attirer quelques « mouches » ! Etait-il fanfaron, prétentieux ? A qui ressemblait-t-il ? Dès lors le père avait orienté ses cadets vers d'autres professions. Aimy était boulangère. Il n'était pas rare qu'elle quitte la ferme à 4h le dimanche matin pour aller préparer les tresses à enfourner une heure plus tard pour être prêtes, encore légèrement tièdes, à 7h, au sortir de la messe. En voila une qui était travailleuse ; ne serait-elle pas attirée par Greorg ? Il avait remarqué qu'elle rougissait en l'apercevant, cependant tout les sépare. Comprends-tu, chère petite fille, que c'est sans espoir ? Oui, car elle était partie vivre à Isogny et travaillait pour son oncle qui a une boulangerie.

De revers en revers, Marci abandonna ses terres, mit la clé sous le paillasson et partit rejoindre, en Argentine, son aîné qui y faisait de la

culture intensive de soja. Son cadet, dès son école de gestion terminée les y rejoindrait. Le domaine resta à l'abandon et fut mis en vente.