Il
s'est approché à pas de loup, se courbant derrière une haie de
buissons épais, il a fait attention de ne pas marcher sur le gravier
qui entoure la propriété. Chut...
Il
est un heure du matin. Chaussé feutré, vêtements foncés, une
musette noire en bandoulière, un tourne-vis à la main, le voilà
qui démonte la serrure de la porte de cette cave, éclairée par une
lune malicieuse .
Une
fois à l'intérieur, il s'agit de ne pas allumer ; il se
repère aux odeurs : une senteur de pommes, donc la cave à
fruits, à gauche des effluves de mazout, c'est la chaufferie. Plus
loin, quelques parfums doucereux, savon, lissus, la chambre à
lessive. Enfin une senteur à nulle autre pareille, mêlée de bois
de hêtre, de poussière, il venait de pénétrer dans l'entre d'Ali
Baba, irrésistible...
Des
yeux, il cherche une lucarne, une ouverture ; il n'y en a pas,
alors il se risque à allumer sa torche ; le coeur battant, il
en promène le faisceau le long des étagères, lit les étiquettes,
s'arrête subjugué : Romanée-Conti, Aloxe Corton, Chambertin,
Clos Vougeot... Des souvenirs de grands domaines viticoles, des
hectares de vignobles sous un soleil prometteur du mois de mai, ah la
Bourgdoz ! Rapidement, d'une main impatiente, il sort un
tire-bouchon de sa musette. Un bouchon, un bouchon en vrai liège,
celui-ci, et long, fragrance prometteuse d'un grand cru, à n'en pas
douter.
Légèrement
éméché, une bouteille sous le bras, le voilà, tâtonnant dans le
noir, qui grimpe des escaliers. Grandes baies vitrées, il y fait
assez clair dans ce spacieux salon, la lune est là lui faisant un
clin d'oeil. Contre les murs des toiles, signées. Est-ce croyable :
Rouaud, Sisley, Monnet... Ai-je bien lu se dit-il ? Et contre
cette parois : un Gauguin. J'ai la berlue ! J'ai trop bu,
c'est certain. Allons, tant qu'à faire, ouvrons une dernière
bouteille et buvons à la santé de ces grands maîtres !
Une
tasse de café dans la main, elle jette un coup d'oeil à son allure
distinguée que lui renvoie les miroirs de la porte à deux battants
du salon et l'ouvre. Elle veut revoir une dernière fois, dans le
silence du jour naissant, sa galerie de tableaux. Evaluer, peser, se
rassurer sur leur qualité. A peine entrée et à sa grande
stupéfaction, elle est arrêtée nette par un bruit de ronflements,
oui de ronflements provenant semblait-t-il de cette forme masculine
affalée dans la bergère LV et profondément endormie, une bouteille
de vin vide posée sur le tapis d'orient. Rapidement, sans réfléchir
plus loin, avec des gestes précis, résolus, elle va décrocher
les tableaux, les enferme et suspend à leur place une ou deux
croûtes et réveille le bonhomme. Sans explication, sans aucune
forme de procès, elle le pousse hors de la maison. Sur le seuil,
cependant, elle reste ébahie : dans la lumière du jour,
l'homme qui lui tourne le dos avait de beaux cheveux blancs,
touffus, légèrement ondulés, des habits de velours côtelé un peu
surannés mais de belle coupe, sa démarche, son port de tête est presque noble sans cette vague hésitation. Pas un vagabond, pas un
clochard. Qui peut-il bien être ? Elle ne peut pas le lui
demander, le faire revenir de crainte d'amener des questions
auxquelles elle ne peut, ne doit pas répondre, encore moins
provoquer. Chut !
Un
frisson coure le long de sa colonne vertébrale, un sentiment de mal
être l’enveloppe, la peur s'insinue rapidement en elle... Elle
se précipite au haut de la rampe jusque sous les combles et s'arrête devant l'atelier qui, autrefois, avait été celui de son père. Elle
fait croire à tout un chacun qu'elle l'aime tant, le respecte tant qu'elle désire que cette pièce reste telle qu'il l'avait
laissée à son décès ; ainsi personne n'a le droit d'y
toucher, donc d'y entrer, à part elle. A son soulagement, elle
constata que la porte n'avait pas été forcée et trouva l'ordre,
parmi son désordre, comme elle l'avait laissé le jour précédant.
Mais,
cette fois, il n'y a plus à hésiter : elle doit impérativement
tout trier, en jeter un max, porter dans la dépendance tout ce lot
de dessins, ni vu, ni connu, puis aller brûler ces toiles
inachevées, des essais, à l'incinérateur communal. Son coeur se
serre à l'idée de se séparer de tout ce monde merveilleux pour
lequel elle s'est découverte un réel talent ; seulement voilà,
elle n'est pas la seule à l'avoir décelé. Ah Marc-Antoine,
pourquoi es-tu entré dans ma vie ? Heureusement, demain « ils »
seront tous partis.