13 SANS AUREVOIR
Cette lettre, je l'ai
gardée longtemps, un temps si long, abyssale, dans la poche
intérieure de mon veston. J'en connais chaque mot, chaque phrase,
points et virgules.
La Croix Rouge
m'écrivait : « Suite à votre demande... recherches...
Marseille... confirme départ... cargo El Paso... faisait partie d'un
convoi... Canada... étendu nos investigations... un U-boat... cargo
coulé... avons le regret... aucun survivant... »
Je ressassais ces lignes,
les tournais en tout sens au plus profond de mon cerveau, de mon
coeur pétrifié. J'étais anéanti, je ne mangeais plus, errais dans
les rues de Paris, sans but, ne sachant même pas où je me
dirigeais ; mon sang avait quitté mon corps qui semblait ne
plus m'obéir. Ainsi, sans aucun au-revoir, sans un à Dieu, nous
fument séparés à tout jamais. Je ne possède de Sarah aucun
souvenir matériel, aucun objet ni vêtement, rien de notre vie à
deux, le vide, mais nous avions tout l'avenir devant nous...
Cette lettre a beaucoup
pesé sur ma décision de devenir libraire-bouquiniste en suivant les
enseignements de mon oncle.
Maintenant je me sens
heureux dans ce monde un peu poussiéreux, à la fois ancien et
moderne, au milieu des éditions de luxe, numérotées, dédicacées
par et pour des inconnus, cela peut faire perdre une partie de la
valeur marchande du livre, ou par et pour d'illustres personnages et
en augmenter le prix. Ils sont imprimés sur papier vélin, papier
Japon, papier à la cuve, Arches, Sennelier, ou de simples recueils
de poésies peut-être jamais lus et que je garde, on ne sait
jamais ! Ah ces odeurs douceâtres de papiers, de colle, de cire
appelant les abeilles, même de ficelles, de cotons imbibés d'encre
de chine que mon oncle passe sur les dos et les couvertures pour
raviver la couleur des cuirs fauves, verts, bruns, rougeâtres,
parfois noires.
Mon appartement, au Quai
Voltaire, juste au-dessus de la librairie, est devenu un vrai
chantier : des piles de bouquins s'entassent sur et sous toutes les
chaises, elles partent du sol, s'appuient contre les murs,
incertaines, prêtes à s'écrouler, le canapé en est couvert ;
quant à la table, n'en parlons pas, il n'y a plus une place où
écrire ! Il y a la pile des livres à lire, les inintéressants,
uniques ou inclassables, la pile de ceux qu'il faudrait porter dans
les caisses sur les quais pour être vendus, « les » en
mauvais états, « des » dont on ne sait que faire. Les
lus, chéris, aimés, cajolés ou rejetés, en points
d'interrogations. Il y en a environ trois cents qui sont alignés
dans ma bibliothèque, comme des soldats au garde-à-vous ;
grands formats, petits exemplaires, épais, minces, cartonnés,
reliés plein cuir ou brochés, tout est pêle-mêle, il n'y a que
moi qui peut y retrouver le titre cherché.
Je le dis volontiers en
riant : mes livres sont en désordre chez moi, mais dans la
librairie, ah non ! Tout est rangé, classé par ordre
alphabétique, par genre, chacun de son côté : poésie,
romans, grecs anciens et latins, égyptologie bien sur, même
policiers, il faut de tout pour faire un monde. Ainsi les
bibliophiles s'y retrouvent et se rendent directement au rayon de
leur choix où ils vont peut-être découvrir l'objet de leur désir.
J'aime l’ambiance des
quais, les Parisiens adorent fouiner dans tous ces étalages, parmi
tout ce choix d'occasions, toucher, regarder. Je remarque de suite le
vrai amateur à sa façon précautionneuse d'ouvrir un livre sans en
blesser le dos, le caresser avec une délectation gourmande, le
reposer délicatement avec un soupir. Ce livre est-il trop cher, me
demandai-je alors ?
Une page de ma vie est
tournée, comme les milliers de pages que je vais tourner de tous les
livres qui vont circuler entre mes mains, telle que celle qui vient
d'être écrite.
Suite de ce récit le vendredi 10 juin 2016
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