vendredi 3 juin 2016

Deux vies parallèles : 13 Sans aurevoir

13 SANS AUREVOIR

Cette lettre, je l'ai gardée longtemps, un temps si long, abyssale, dans la poche intérieure de mon veston. J'en connais chaque mot, chaque phrase, points et virgules.

La Croix Rouge m'écrivait : « Suite à votre demande... recherches... Marseille... confirme départ... cargo El Paso... faisait partie d'un convoi... Canada... étendu nos investigations... un U-boat... cargo coulé... avons le regret... aucun survivant... »

Je ressassais ces lignes, les tournais en tout sens au plus profond de mon cerveau, de mon coeur pétrifié. J'étais anéanti, je ne mangeais plus, errais dans les rues de Paris, sans but, ne sachant même pas où je me dirigeais ; mon sang avait quitté mon corps qui semblait ne plus m'obéir. Ainsi, sans aucun au-revoir, sans un à Dieu, nous fument séparés à tout jamais. Je ne possède de Sarah aucun souvenir matériel, aucun objet ni vêtement, rien de notre vie à deux, le vide, mais nous avions tout l'avenir devant nous...

Cette lettre a beaucoup pesé sur ma décision de devenir libraire-bouquiniste en suivant les enseignements de mon oncle.

Maintenant je me sens heureux dans ce monde un peu poussiéreux, à la fois ancien et moderne, au milieu des éditions de luxe, numérotées, dédicacées par et pour des inconnus, cela peut faire perdre une partie de la valeur marchande du livre, ou par et pour d'illustres personnages et en augmenter le prix. Ils sont imprimés sur papier vélin, papier Japon, papier à la cuve, Arches, Sennelier, ou de simples recueils de poésies peut-être jamais lus et que je garde, on ne sait jamais ! Ah ces odeurs douceâtres de papiers, de colle, de cire appelant les abeilles, même de ficelles, de cotons imbibés d'encre de chine que mon oncle passe sur les dos et les couvertures pour raviver la couleur des cuirs fauves, verts, bruns, rougeâtres, parfois noires.

Mon appartement, au Quai Voltaire, juste au-dessus de la librairie, est devenu un vrai chantier : des piles de bouquins s'entassent sur et sous toutes les chaises, elles partent du sol, s'appuient contre les murs, incertaines, prêtes à s'écrouler, le canapé en est couvert ; quant à la table, n'en parlons pas, il n'y a plus une place où écrire ! Il y a la pile des livres à lire, les inintéressants, uniques ou inclassables, la pile de ceux qu'il faudrait porter dans les caisses sur les quais pour être vendus, « les » en mauvais états, « des » dont on ne sait que faire. Les lus, chéris, aimés, cajolés ou rejetés, en points d'interrogations. Il y en a environ trois cents qui sont alignés dans ma bibliothèque, comme des soldats au garde-à-vous ; grands formats, petits exemplaires, épais, minces, cartonnés, reliés plein cuir ou brochés, tout est pêle-mêle, il n'y a que moi qui peut y retrouver le titre cherché.

Je le dis volontiers en riant : mes livres sont en désordre chez moi, mais dans la librairie, ah non ! Tout est rangé, classé par ordre alphabétique, par genre, chacun de son côté : poésie, romans, grecs anciens et latins, égyptologie bien sur, même policiers, il faut de tout pour faire un monde. Ainsi les bibliophiles s'y retrouvent et se rendent directement au rayon de leur choix où ils vont peut-être découvrir l'objet de leur désir.

J'aime l’ambiance des quais, les Parisiens adorent fouiner dans tous ces étalages, parmi tout ce choix d'occasions, toucher, regarder. Je remarque de suite le vrai amateur à sa façon précautionneuse d'ouvrir un livre sans en blesser le dos, le caresser avec une délectation gourmande, le reposer délicatement avec un soupir. Ce livre est-il trop cher, me demandai-je alors ?

Une page de ma vie est tournée, comme les milliers de pages que je vais tourner de tous les livres qui vont circuler entre mes mains, telle que celle qui vient d'être écrite.

Suite de ce récit le vendredi 10 juin 2016

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