vendredi 27 mai 2016

Deux vies parallèles : 12 Ma mère

12 MA MERE

Je me réveille en sursaut, une serviette fraîche posée sur mon front, mes yeux suivent le mouvement des mains qui serrent les miennes, les plus belles mains que je connaisse, fines, souples, si chaudes, manucurées à la perfection, aux paumes fermes, celles de ma mère. Elle me sourit sans rien dire, attentive à mes réactions, je m'efforce à un sourire crispé, mais le regard perdu dans le vague, je sombre à nouveau dans la nuit où j'espère trouver l'oubli.

Ma mère m'a découvert prostré, une lettre, une enveloppe, tombées au pied du fauteuil sur lequel je suis assis. Elle a du comprendre de quoi il s'agissait, le logo de la Croix Rouge étant présent sur l'entête ; elle a veillé sur moi tous ces jours de peine extrême, d'enfouissement sous le duvet, apathique, sans un mot, buvant à peine le bouillon de boeuf qu'elle me tendait. Mère chérie, toujours prise entre son amour pour son mari et son devoir envers son fils. Je me souviens combien il avait été difficile pour vous de quitter la vallée des rois pour m'accompagner au Caire, puis à Paris. Je vous revois, grande, presque autant que mon père, debout à ses côtés prenant des notes, ou assise sur un muret étiquetant des objets. Quel soin vous preniez de ses découvertes, de l'intérêt avec lequel vous l'écoutiez, transportée 3'000 ans en arrière. « Pourtant, m'aviez-vous dit, il fallait que je t'accompagne pour t'épargner un Internat où je savais que tu serais malheureux par son enfermement alors que tu es un enfant épris de libres espaces ».

Mère, vous ai-je dit ma reconnaissance ?

Je sors brusquement de mon apathie lorsque mon père fait irruption dans ma chambre en s'écriant : « Une maison d'édition a accepté de publier mon livre, debout mon fils, ton oncle et moi avons besoin de toi ! » Nous nous sommes tous attelés à la préparation de ce livre, ma mère établissant avec intelligence un fichier d'adresses, reprenant le vieux de la librairie, mal tenu, pas à jour, en y ajoutant nos relations, nos amis, nos connaissances, le nom des membres de notre famille pour les inviter à la dédicace que mon père allait faire dans les locaux de son frère. Elle déniche en plus des aides pour retoucher les photos en les améliorant et les mettre en page. De mon côté, je parcours les Ecoles, les Lycées, les Universités pour en faire la réclame, même les Ambassades. Le plein air s'ajoutant à tous ces éléments a progressivement adouci la perte de Sarah, cependant à jamais irréparable, pour moi. Pendant ce temps, mon oncle prépare les deux longues vitrines de sa librairie, réservant une première place bien en vue pour le livre de son frère, entouré de volumes sur l'Egypte : dictionnaires anciens et modernes, dictionnaires spécialisés sur la vie des Pharaons, écrits d'égyptologues, descriptions des sites archéologiques, itinéraires de visites pour touristes ignares ou pressés, quelques titres de romans célèbres dont l'intrigue se passe dans ce pays et, derrière, une grande carte de géographie. Quant à mon père, il n'arrête pas de bourdonner autour de nous, nous houspillant, inefficace !

Le livre se vendit assez bien en cette période d'après guerre et moi je me trouvais de plus en plus investi par mon oncle et sa librairie. Trois années s'écoulèrent, mon père repartit en l'Egypte, sur le site de Serabit El Khadem et le temple d'Hathor, au sud du Sinaï et des mines de cuivre, de turquoise. Hélas, il ne proposa pas à ma mère de l'accompagner, prétextant que l'endroit est trop éloigné de toute civilisation, ne portant aucune attention à la tristesse de celle-ci, à son regard si avide de le suivre mais qui n'osa pas le dire. Ses longues années de solitude, de vent, de sable, l'ont éloigné de nous, il ne s'est pas habitué à notre vie à Paris qui est pourtant sa ville natale. Mon père ne revint pas de cette expédition. Emporté par la fièvre du chercheur qui le tenaillait et augmentait avec les années, il s'égara dans le désert où une caravane découvrit son corps, le transporta à l'oasis Ayun Khodra. Avec cette chaleur, il y fut immédiatement enterré. Trois pierres marquent l'emplacement de sa tombe.

Ma mère noya son chagrin dans une sur-activité nerveuse, un affairement à la fois ordonné et désordonné : tri des notes, des articles de journaux, prenant un dossier, passant à un autre. Son salon était encombré de souvenirs disparates, des photographies de mon père à Saqqarah, d'elle et lui dans la Vallées des Rois, moi enfant, le tout disposé sur les meubles encombrés, contre les murs remises de prix littéraires, photos de réceptions... Je commençais à m'inquiéter pour son équilibre moral lorsqu'elle rencontra une amie, puis deux, trois pour former enfin un carré parfait et jouer au bridge. S'invitant à tour de rôle, ma mère du inévitablement débarrasser le salon, ne garda que quelques souvenirs, acheta une nouvelle nappe à thé brodée aux quatre coins de trèfles, carreaux, coeurs, piques. Puis un jour, elle s'éteignit tranquillement.

Sur sa tombe, chaque fois que je passe au cimetière, je dépose quelques petites pierres, associant ainsi, dans le souvenir, les deux femmes que j'ai le plus aimé au monde : ma mère et Sarah.


suite du récit le 3 juin 2016

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