12 MA MERE
Je me réveille en
sursaut, une serviette fraîche posée sur mon front, mes yeux
suivent le mouvement des mains qui serrent les miennes, les plus
belles mains que je connaisse, fines, souples, si chaudes, manucurées
à la perfection, aux paumes fermes, celles de ma mère. Elle me
sourit sans rien dire, attentive à mes réactions, je m'efforce à
un sourire crispé, mais le regard perdu dans le vague, je sombre à
nouveau dans la nuit où j'espère trouver l'oubli.
Ma mère m'a découvert
prostré, une lettre, une enveloppe, tombées au pied du fauteuil sur
lequel je suis assis. Elle a du comprendre de quoi il s'agissait, le
logo de la Croix Rouge étant présent sur l'entête ; elle a
veillé sur moi tous ces jours de peine extrême, d'enfouissement
sous le duvet, apathique, sans un mot, buvant à peine le bouillon de
boeuf qu'elle me tendait. Mère chérie, toujours prise entre son
amour pour son mari et son devoir envers son fils. Je me souviens
combien il avait été difficile pour vous de quitter la vallée des
rois pour m'accompagner au Caire, puis à Paris. Je vous revois,
grande, presque autant que mon père, debout à ses côtés prenant
des notes, ou assise sur un muret étiquetant des objets. Quel soin
vous preniez de ses découvertes, de l'intérêt avec lequel vous
l'écoutiez, transportée 3'000 ans en arrière. « Pourtant,
m'aviez-vous dit, il fallait que je t'accompagne pour t'épargner un
Internat où je savais que tu serais malheureux par son enfermement
alors que tu es un enfant épris de libres espaces ».
Mère, vous ai-je dit ma
reconnaissance ?
Je sors brusquement de
mon apathie lorsque mon père fait irruption dans ma chambre en
s'écriant : « Une maison d'édition a accepté de publier
mon livre, debout mon fils, ton oncle et moi avons besoin de toi ! »
Nous nous sommes tous attelés à la préparation de ce livre, ma
mère établissant avec intelligence un fichier d'adresses, reprenant
le vieux de la librairie, mal tenu, pas à jour, en y ajoutant nos
relations, nos amis, nos connaissances, le nom des membres de notre
famille pour les inviter à la dédicace que mon père allait faire
dans les locaux de son frère. Elle déniche en plus des aides pour
retoucher les photos en les améliorant et les mettre en page. De mon
côté, je parcours les Ecoles, les Lycées, les Universités pour en
faire la réclame, même les Ambassades. Le plein air s'ajoutant à
tous ces éléments a progressivement adouci la perte de Sarah,
cependant à jamais irréparable, pour moi. Pendant ce temps, mon
oncle prépare les deux longues vitrines de sa librairie, réservant
une première place bien en vue pour le livre de son frère, entouré
de volumes sur l'Egypte : dictionnaires anciens et modernes,
dictionnaires spécialisés sur la vie des Pharaons, écrits
d'égyptologues, descriptions des sites archéologiques, itinéraires
de visites pour touristes ignares ou pressés, quelques titres de
romans célèbres dont l'intrigue se passe dans ce pays et, derrière,
une grande carte de géographie. Quant à mon père, il n'arrête pas
de bourdonner autour de nous, nous houspillant, inefficace !
Le livre se vendit assez
bien en cette période d'après guerre et moi je me trouvais de plus
en plus investi par mon oncle et sa librairie. Trois années
s'écoulèrent, mon père repartit en l'Egypte, sur le site de
Serabit El Khadem et le temple d'Hathor, au sud du Sinaï et des
mines de cuivre, de turquoise. Hélas, il ne proposa pas à ma mère
de l'accompagner, prétextant que l'endroit est trop éloigné de
toute civilisation, ne portant aucune attention à la tristesse de
celle-ci, à son regard si avide de le suivre mais qui n'osa pas le
dire. Ses longues années de solitude, de vent, de sable, l'ont
éloigné de nous, il ne s'est pas habitué à notre vie à Paris qui
est pourtant sa ville natale. Mon père ne revint pas de cette
expédition. Emporté par la fièvre du chercheur qui le tenaillait
et augmentait avec les années, il s'égara dans le désert où une
caravane découvrit son corps, le transporta à l'oasis Ayun Khodra.
Avec cette chaleur, il y fut immédiatement enterré. Trois pierres
marquent l'emplacement de sa tombe.
Ma mère noya son chagrin
dans une sur-activité nerveuse, un affairement à la fois ordonné
et désordonné : tri des notes, des articles de journaux,
prenant un dossier, passant à un autre. Son salon était encombré
de souvenirs disparates, des photographies de mon père à Saqqarah,
d'elle et lui dans la Vallées des Rois, moi enfant, le tout disposé
sur les meubles encombrés, contre les murs remises de prix
littéraires, photos de réceptions... Je commençais à m'inquiéter
pour son équilibre moral lorsqu'elle rencontra une amie, puis deux,
trois pour former enfin un carré parfait et jouer au bridge.
S'invitant à tour de rôle, ma mère du inévitablement débarrasser
le salon, ne garda que quelques souvenirs, acheta une nouvelle nappe
à thé brodée aux quatre coins de trèfles, carreaux, coeurs,
piques. Puis un jour, elle s'éteignit tranquillement.
Sur sa tombe, chaque fois
que je passe au cimetière, je dépose quelques petites pierres,
associant ainsi, dans le souvenir, les deux femmes que j'ai le plus
aimé au monde : ma mère et Sarah.
suite du récit le 3 juin 2016
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