14 APRES-GUERRE
Arrivé à la retraite,
papa se trouve sans but, sans intérêt particulier qui peut le
motiver, il n'a jamais eu de hobby, de curiosité pour autre chose
que son travail. Alors il se traîne dans les rues, hante les
bistrots, oublie l'heure des repas ; malheureuses, maman et moi
lui avons suggéré : bricolages, lectures, aide à notre voisin
qui a tant de peine à se déplacer, prendre des cours, acquérir
quelques notions de menuiserie afin de pouvoir faire et poser des
étagères chez nous. Il a vaguement essayé, pas pu ! Les
Halles bruyantes, affairées, si vivantes, lui manquent et peut-être
aussi la présence de son fils dont il ne parle jamais. Ce silence
étouffe maman qui, ainsi, n'arrive pas à exprimer son propre
chagrin que je vois si souvent dans son regard.
Cinq années ainsi,
d'espoir en échec, et voilà que papa meurt soudainement d'un
infarctus, les secouristes, arrivés pourtant très rapidement, ne
réussirent pas à le réanimer. Maman et moi restons seules, elle de
plus en plus fragile et moi simple aide de laboratoire, c'est-à-dire
laver les éprouvettes et porter les cafés ! Nos revenus
parviennent tout juste à nouer les deux extrémités de nos bourses
mises en commun. Il faut dire qu'ayant manqué bien des cours pendant
la guerre, j'ai raté mes examens de pharmacie, au grand regret de
maman qui souhaitait si fort que je reprenne la pharmacie de son
frère.
Pour ma part, je suis
sans ambition, notre vie, petite peut-être pour vous, me convient.
J'apprécie les heures fixes, le train-train régulier de mes
journées qui succèdent à ces années vécues dans le danger de la
Résistance ; je ne suis pas une héroïne, les médailles sont
pour les autres, j'ai été une modeste femme de l'ombre. Ma joie est
venue de cette école de littérature française, peu fréquentée et
pour cause, j'y ai tout de même découvert des écrivains que je lis
maintenant, devrais-je dire que je dévore ? Je fréquente avec
délectation les Bibliothèques de quartiers, j'y reste des heures,
oubliant le temps qui passe, sans moi me semble-t-il. Je parcours
tant de couloirs, d'escaliers, de salles plus ou moins bien
éclairées ; je vais d'un rayon à celui d'au-dessus,
d'au-dessous, d'une étagère à celle d'en face ; je m'informe,
cherche, dépose, emporte le livre de ma convoitise que je rapporte
un autre jour, une autre semaine.
suite du récit le 17 juin 2016
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