15 DEMENAGEMENT
Je vois maman décliner,
doucement, comme une merveilleuse fleur qui perd son éclat, laisse
pendre ses feuilles de lassitude, celles-ci commencent à jaunir, ses
pétales se fripent, elle baisse la tête. J'ai un regret : ne
pas avoir été à même de l'aider mieux, étant totalement ignare
dans la question des soins à apporter à une personne d'un âge
certain. Je pars aussi beaucoup plus tôt, rentre plus tard, ayant
une heure et demie à parcourir en métro à chaque fois. En effet,
le laboratoire pour lequel je travaille a délocalisé en périphérie,
davantage de place, un loyer moindre, des places de parking à
disposition, un air meilleur, ce qui reste à prouver.
Que d'heures j'ai passées
entre quatre murs gris, mal éclairés par deux petites fenêtres
sans soleil. Où sont les belles promesses de locaux spacieux ?
Je pèse, compte, mélange, transvase des produits dont j'ignore
l'utilité présente et future. Je répète les gestes comme si je
travaillais à une chaîne de montage en usine, gestes tout de même
moins abrutissants, dans un calme relatif. Je ne me suis pas faite
d'amies, encore moins d'amis, je ne peux guère participer à des
rencontres, il faut que je rentre pour maman. Cela ne me gene pas
vraiment, le contact personnel avec les autres m'importe peu, du
copinage, je m'en passe aisément.
Depuis que je suis restée
seule, disposant d'heures peu utiles, je fais des offres et à l'un
des employeurs qui me dit : « Vous devez apprendre à vous
vendre », j'ai répondu « Je ne suis pas une marchandise,
je ne suis pas à vendre ». Il n'est pas nécessaire d'ajouter
que l'on me montra la porte ! Je ne comprends pas les
employés qui ne se révoltent pas contre cet abaissement, pour ne
pas parler de régression, l'esclavage n'est-il pas d'une époque
révolue ? J'ai fini par trouver un poste à responsabilités
dans une officine homéopathique et, prenant mon courage à pleine
main, j'ai quitté la rue des Prouvères pour aménager dans le 7è
arrondissement où elle se trouve.
J'aime cet office,
vieillot, aux étagères en bois de pin, odeur vivifiante, fermant
avec des rideaux de bois qui s'enroulent, se déroulent, s'ouvrent
avec une clé. C'est l'une de mes tâches, le soir avant de quitter
les lieux et le matin en arrivant ; je porte les clés sur moi,
je pourrais presque dire jour et nuit ! Même si tout paraît
d'un autre temps, il n'y a pas trace de poussière, c'est moi qui
suis chargée de l'éliminer ! Je suis occupée à la fois de la
vente devant et des préparations derrière. De simples mélanges,
les remèdes importants venant des Laboratoires Boiron à Berne et du
Laboratoire Schmidt-Nagel à Meyrin. J'ai étudié la vie de Samuel
Hahnemann, fondateur de la médecine homéopathique à la fin du 18e
siècle, j'ai retenu les trois principes qu'il a développés :
la similitude,
l'individualisation, l'infinitésimal.
Me promenant dans mon
nouveau quartier, j'ai découvert les étalages de livres d'occasion
le long de la Seine. Je vais d'une caisse à l'autre, de bouquiniste
en bouquiniste, cherche, sort, regarde, feuillette, repose, ouvre
avec respect même le plus simple, le plus moche, le plus abîmé ;
j'apprends, je compare, j'échange parfois, j'achète souvent.
suite du récit le 24 juin 2016
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