vendredi 13 mai 2016

Deux vies parallèles . 10 Sarah

10  SARAH

En déambulant sur le campus, j'ai rencontré Sarah. Un coup de foudre mutuel ? Oui, ou pas tout à fait : un enchantement, une symphonie où petit à petit les instruments s'accordent les uns aux autres, trouvent leur harmonie. Si un paradis existe, il est là, dans nos deux corps qui se cherchent, s’apprivoisent, d'abord timidement, nous sommes tous deux novices en la matière. Nous apprenons l'un par l'autre, elle me ralentit, je la stimule, ensemble nous arrivons enfin à la plénitude d'un désir accompli.

Un jour tu m'as surpris par un geste que je garde précieusement dans mon souvenir : nous étions allés nous recueillir sur les tombes de ton oncle, de ton grand-père et celles de lointains cousins. Tu y as déposés de petites pierres, et en réponse à mon air interrogateur, tu m’expliquas : « c'est pour continuer à bâtir leur mémoire ». J'ai trouvé ce geste de pérennité, indissociable de votre culture, si beau, une continuité au-delà des âges, un souvenir transmis de génération en génération, que je jurai de faire de même pour les miens.

Un mois de mai, fait de douceur, de chants d'oiseaux, de fleurs printanières, les arbres se revêtant de feuilles vert tendre, tu es arrivée au Parc Monceau où je t'attends, complètement transformée. De loin tu as l'élégance d'une parisienne et dans un premier temps, je ne t'ai pas reconnue. Tu as coupé à la garçonne tes longs cheveux bruns, tu portes une blouse bleu pâle aux manches très amples, le galbe de tes hanches souligné par la longueur de la jupe qui s'évase dans le bas. Tu as mis un peu de rouge à tes joues, même les traits de ton visage paraissent plus allongés, atténuant les signes révélateurs de ton origine sémite ; j'en suis resté médusé. « Je suis toujours Sarah, ta Sarah, m'as-tu dit. Ma mère et moi avons découvert une habile couturière à la rue Berger : elle a des doigts de fée, du talent pour copier les modèles de haute couture, à quelques différences près mais non moins élégantes ».

Ne connaissant rien à la mode, un domaine qui ne me touche guère, je peux à la rigueur dire si cela me plait ou non, aussi n'ai-je attaché ni importance ni curiosité à tes paroles. Ce n'est que bien plus tard que je compris le pourquoi du sacrifice de tes merveilleux cheveux qui tombaient en ondulant jusqu'à tes épaules.

Sachez seulement que Sarah est ma femme devant Dieu, elle le serait devenue devant les hommes si la guerre ne nous avait pas séparés. Elle me parle des mauvaises nouvelles qu'ils reçoivent de leur famille vivant en Allemagne, Autriche, Pologne : ils sont arrêtés, escortés, entassés dans des wagons à bestiaux et partent pour des destinations qui nous sont inconnues. Disparus, plus aucun contact. Que se passe-t-il ? Que sait-on ?

Le canon tonne aux portes de Paris. Comme souvent, je sonne à la porte de Sarah, son père m'ouvre, une grosse valise posée à ses pieds. « Ils sont partis, me dit-il, c'est mieux ainsi, ma fille n'aurait pas supporté cet aurevoir. Nous allons à Marseille où nous attend le paquebot « La Louisiane » qui va appareiller pour New York, j'ai réservé nos places. Dès que possible Sarah te donnera de nos nouvelles, je suis ambassadeur, ex-ambassadeur, je connais les filières. Vos deux coeurs sont jeunes, courageux, aimants, vous saurez prendre patience ; je conte d'ailleurs aussi sur toi : ne me suis pas, tu ferais le malheur de celle que tu aimes ». Je reste planté là, au pied de l'escalier, le souffle court, les mains tremblantes ; j'obéis, je ne cherche pas à le suivre, je respecte les coutumes, les lois dictées par leur origine ; c'est ainsi dans les familles juives, le père doit être respecté quel qu'en soit le prix, il a l'expérience, la sagesse, c'est leur force de survie.

L'attente fut longue, si longue : 5 semaines, 5 semaines à traîner dans les rues de Paris, déboussolé, et je reçois enfin de Sarah une courte missive, des mots hâtivement appondus les uns aux autres m'apprenant qu'ils ont été retardés sur les routes par l'exode de tous ceux qui fuient l'ennemi en descendant vers le sud alors que des files de soldats, de matériel de guerre, remontent vers Paris, à contresens. La famille est arrivée à Marseille trop tard : le paquebot était parti. « Nous allons, m'écrit-elle, monter à bord d'un cargo en partance pour le Canada, de là nous rejoindrons les Etats-Unis où nous attend un frère de mon père. Le voyage sera moins confortable, mais ne te fais pas de soucis pour nous, tu sais combien nous sommes résistants à la douleur. A toi pour toujours, Sarah ».

Ce soir là, je suis entré dans un réseau de la Résistance. 


suite du récit le 20 mai 2016





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