10 SARAH
En déambulant sur le
campus, j'ai rencontré Sarah. Un coup de foudre mutuel ? Oui,
ou pas tout à fait : un enchantement, une symphonie où petit à
petit les instruments s'accordent les uns aux autres, trouvent leur
harmonie. Si un paradis existe, il est là, dans nos deux corps qui
se cherchent, s’apprivoisent, d'abord timidement, nous sommes tous
deux novices en la matière. Nous apprenons l'un par l'autre, elle me
ralentit, je la stimule, ensemble nous arrivons enfin à la plénitude
d'un désir accompli.
Un jour tu m'as surpris
par un geste que je garde précieusement dans mon souvenir :
nous étions allés nous recueillir sur les tombes de ton oncle, de
ton grand-père et celles de lointains cousins. Tu y as déposés de
petites pierres, et en réponse à mon air interrogateur, tu
m’expliquas : « c'est pour continuer à bâtir leur
mémoire ». J'ai trouvé ce geste de pérennité, indissociable
de votre culture, si beau, une continuité au-delà des âges, un
souvenir transmis de génération en génération, que je jurai de
faire de même pour les miens.
Un mois de mai, fait de
douceur, de chants d'oiseaux, de fleurs printanières, les arbres se
revêtant de feuilles vert tendre, tu es arrivée au Parc Monceau où
je t'attends, complètement transformée. De loin tu as l'élégance
d'une parisienne et dans un premier temps, je ne t'ai pas reconnue.
Tu as coupé à la garçonne tes longs cheveux bruns, tu portes une
blouse bleu pâle aux manches très amples, le galbe de tes hanches
souligné par la longueur de la jupe qui s'évase dans le bas. Tu as
mis un peu de rouge à tes joues, même les traits de ton visage
paraissent plus allongés, atténuant les signes révélateurs de ton
origine sémite ; j'en suis resté médusé. « Je suis
toujours Sarah, ta Sarah, m'as-tu dit. Ma mère et moi avons
découvert une habile couturière à la rue Berger : elle a des
doigts de fée, du talent pour copier les modèles de haute couture,
à quelques différences près mais non moins élégantes ».
Ne connaissant rien à la
mode, un domaine qui ne me touche guère, je peux à la rigueur dire
si cela me plait ou non, aussi n'ai-je attaché ni importance ni
curiosité à tes paroles. Ce n'est que bien plus tard que je compris
le pourquoi du sacrifice de tes merveilleux cheveux qui tombaient en
ondulant jusqu'à tes épaules.
Sachez seulement que
Sarah est ma femme devant Dieu, elle le serait devenue devant les
hommes si la guerre ne nous avait pas séparés. Elle me parle des
mauvaises nouvelles qu'ils reçoivent de leur famille vivant en
Allemagne, Autriche, Pologne : ils sont arrêtés, escortés,
entassés dans des wagons à bestiaux et partent pour des
destinations qui nous sont inconnues. Disparus, plus aucun contact.
Que se passe-t-il ? Que sait-on ?
Le canon tonne aux portes
de Paris. Comme souvent, je sonne à la porte de Sarah, son père
m'ouvre, une grosse valise posée à ses pieds. « Ils sont
partis, me dit-il, c'est mieux ainsi, ma fille n'aurait pas supporté
cet aurevoir. Nous allons à Marseille où nous attend le paquebot
« La Louisiane » qui va appareiller pour New York, j'ai
réservé nos places. Dès que possible Sarah te donnera de nos
nouvelles, je suis ambassadeur, ex-ambassadeur, je connais les
filières. Vos deux coeurs sont jeunes, courageux, aimants, vous
saurez prendre patience ; je conte d'ailleurs aussi sur toi :
ne me suis pas, tu ferais le malheur de celle que tu aimes ».
Je reste planté là, au pied de l'escalier, le souffle court, les
mains tremblantes ; j'obéis, je ne cherche pas à le suivre, je
respecte les coutumes, les lois dictées par leur origine ; c'est
ainsi dans les familles juives, le père doit être respecté quel
qu'en soit le prix, il a l'expérience, la sagesse, c'est leur force
de survie.
L'attente fut longue, si
longue : 5 semaines, 5 semaines à traîner dans les rues de
Paris, déboussolé, et je reçois enfin de Sarah une courte missive,
des mots hâtivement appondus les uns aux autres m'apprenant qu'ils
ont été retardés sur les routes par l'exode de tous ceux qui
fuient l'ennemi en descendant vers le sud alors que des files de
soldats, de matériel de guerre, remontent vers Paris, à contresens.
La famille est arrivée à Marseille trop tard : le paquebot
était parti. « Nous allons, m'écrit-elle, monter à bord d'un
cargo en partance pour le Canada, de là nous rejoindrons les
Etats-Unis où nous attend un frère de mon père. Le voyage sera
moins confortable, mais ne te fais pas de soucis pour nous, tu sais
combien nous sommes résistants à la douleur. A toi pour toujours,
Sarah ».
Ce soir là, je suis
entré dans un réseau de la Résistance.
suite du récit le 20 mai 2016
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