mardi 12 avril 2016

Deux vies parallèles : 5 Mode

5 MODE

Maman est couturière, son atelier se trouve à la rue Berger, à deux pas de la nôtre, celle des Prouvaires. Dans la vitrine trône un mannequin revêtu d'un ensemble dont elle est si fière : la blouse a de larges manches vaporeuses, la jupe aux hanches ajustées, les mettant en valeur, et la taille allongée bien au dessous des genoux, l’ampleur dans le bas, froufroutant, donne cette démarche si féminine aux dames de cette époque, un bibi incliné sur le sommet de la tête, boa de fourrure, de la fausse mais bien imitée, entourant le cou, le tout façon Coco Chanel. Maman a bien des clientes de moyenne fortune, qui ne peuvent s'offrir une robe griffée, mais qui cherchent des doigts de fée leur permettant tout de même de suivre la mode, c'est maman. Suis-je fière d'elle ? Aujourd'hui peut-être, par le souvenir ; à ce moment-là, je n'en suis pas sure, d’ailleurs voilà quelque chose qui ne m'intéresse nullement, je passe à côté sans voir, sans m'arrêter, presque indifférente.

Quand maman est lancée sur le sujet d'Elsa Schiaparelli, elle dit en rêver, de coudre pendant son sommeil, de se réveiller au petit matin avec des idées pour dessiner des patrons, tailler des étoffes, imiter ces grands noms. Elle est incollable sur l'histoire et la petite histoire de leur vie, nous ne pouvons pas l'arrêter quand elle est partie sur ce thème, elle lit tout ce qui paraît sur elles, sur eux, mais surtout sur elles.

La qualité de son travail vient également de celle des tissus qu'elle choisit souvent aux Filatures Prouvost : satin, gabardine, soie Romain, tweed, velours à grosses et fines côtes. La concurrence est devenue âpre depuis l'ouverture des boutiques de prêt-à-porter et des grands magasins tels que les Galeries Lafayette. Néanmoins, elle encourage ses clientes à acheter là leurs accessoires, ceux-ci, mariés à un de ses ensembles, peuvent passer pour des accessoires « classes », plus encore si la coiffure va avec !

Attenante à l'atelier, il y a une minuscule pièce, 2m/2m, que ma Grand-mère, Auvergnate, appelle "le cagnard », et qui comprend deux chaises paillées, une table en vieux bois ; dessus : un livre de compte (entrées, sorties, solde), un socle en laiton assez lourd, en son milieu un long clou sur lequel sont enfilées les factures, plus un carnet de reçus, pas toujours utilisé d'entente avec la cliente... Le métier de couturière est difficile et n'enrichit pas, alors il faut bien vivre, n'est-ce pas ? Sur la porte il est écrit  "Bureau » en lettres majuscules bleues sur fond blanc. Aux murs rien, car c'est aussi là que maman se réfugie pour reposer ses yeux ; dans un coin, à cet effet, elle y a ajouté un petit fauteuil au tissu fané.

En automne, elle engage une cousette, oh seulement pour cette saison, qui faufile, coud parfois certains vêtements si elle en est jugée capable. Maman raffole de cette saison animée, suractive, créatrice ; elle adore parler de points divers :

point de piqûre
point arrière
devant
horizontal
point de chausson
de feston
touret
barbette

mais aussi de coupes, modèles et défilés avec cette jeunette qu'elle instruit en même temps, et ne s'en prive pas.


suite du récit le 15 avril 2016



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