5 MODE
Maman est couturière,
son atelier se trouve à la rue Berger, à deux pas de la nôtre,
celle des Prouvaires. Dans la vitrine trône un mannequin revêtu
d'un ensemble dont elle est si fière : la blouse a de larges
manches vaporeuses, la jupe aux hanches ajustées, les mettant en
valeur, et la taille allongée bien au dessous des genoux, l’ampleur
dans le bas, froufroutant, donne cette démarche si féminine aux
dames de cette époque, un bibi incliné sur le sommet de la tête,
boa de fourrure, de la fausse mais bien imitée, entourant le cou, le
tout façon Coco Chanel. Maman a bien des clientes de moyenne
fortune, qui ne peuvent s'offrir une robe griffée, mais qui
cherchent des doigts de fée leur permettant tout de même de suivre
la mode, c'est maman. Suis-je fière d'elle ? Aujourd'hui
peut-être, par le souvenir ; à ce moment-là, je n'en suis pas
sure, d’ailleurs voilà quelque chose qui ne m'intéresse
nullement, je passe à côté sans voir, sans m'arrêter, presque
indifférente.
Quand maman est lancée
sur le sujet d'Elsa Schiaparelli, elle dit en rêver, de coudre
pendant son sommeil, de se réveiller au petit matin avec des idées
pour dessiner des patrons, tailler des étoffes, imiter ces grands
noms. Elle est incollable sur l'histoire et la petite histoire de
leur vie, nous ne pouvons pas l'arrêter quand elle est partie sur ce
thème, elle lit tout ce qui paraît sur elles, sur eux, mais surtout
sur elles.
La qualité de son
travail vient également de celle des tissus qu'elle choisit souvent
aux Filatures Prouvost : satin, gabardine, soie Romain, tweed,
velours à grosses et fines côtes. La concurrence est devenue âpre
depuis l'ouverture des boutiques de prêt-à-porter et des grands
magasins tels que les Galeries Lafayette. Néanmoins, elle encourage
ses clientes à acheter là leurs accessoires, ceux-ci, mariés à un
de ses ensembles, peuvent passer pour des accessoires « classes »,
plus encore si la coiffure va avec !
Attenante à l'atelier,
il y a une minuscule pièce, 2m/2m, que ma Grand-mère, Auvergnate,
appelle "le cagnard », et qui comprend deux chaises
paillées, une table en vieux bois ; dessus : un livre de
compte (entrées, sorties, solde), un socle en laiton assez lourd, en
son milieu un long clou sur lequel sont enfilées les factures, plus
un carnet de reçus, pas toujours utilisé d'entente avec la
cliente... Le métier de couturière est difficile et n'enrichit pas,
alors il faut bien vivre, n'est-ce pas ? Sur la porte il est
écrit "Bureau » en lettres majuscules bleues sur
fond blanc. Aux murs rien, car c'est aussi là que maman se
réfugie pour reposer ses yeux ; dans un coin, à cet effet,
elle y a ajouté un petit fauteuil au tissu fané.
En automne, elle engage
une cousette, oh seulement pour cette saison, qui faufile, coud
parfois certains vêtements si elle en est jugée capable. Maman
raffole de cette saison animée, suractive, créatrice ; elle
adore parler de points divers :
point de piqûre
point arrière
devant
horizontal
point de chausson
de feston
touret
barbette
mais aussi de coupes,
modèles et défilés avec cette jeunette qu'elle instruit en même
temps, et ne s'en prive pas.
suite du récit le 15 avril 2016
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