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LE TRI
Les
jours suivants, les rares promeneurs marchant sur la petite route
longeant sa maison, purent apercevoir Laure installée devant une
grande table poussée contre la fenêtre de son bureau, sa machine à
écrire ouverte à sa droite, elle penchée sur des montagnes de
paperasses, la tête de son fidèle Toby appuyée sur ses genoux,
comme pour la réconforter. Elle a fait quatre tas, la première pile
« papiers à jeter », la deuxième « lettres à
répondre », puis « factures à payer » et la
dernière nommée « bizarreries ». Elle trie l'abondant
courrier reçu. Au début, elle avait tout porté à la déchèterie,
sans ménagement, tellement irritée. Seulement elle reçut ensuite
des rappels d'électricité, de téléphone... Une fois de plus elle
doit faire face à la situation. Enfin sa boîte aux lettres ne
déborde plus depuis qu'elle y a collé « Publicité non
merci ».
Bon
et cette carte de visite de Mademoiselle Truc Muche, où la mettre ?
Aucune pile ne lui convient ! Alors elle en commence une
cinquième qu'elle nomme « les emmerdeurs ». Serait-elle
devenue grossière, elle n'était pas comme cela avant. La première
pile, c'est facile, direction grand carton pour la déchèterie,
concernant la deuxième elle va envoyer la même lettre à tous, il
faut bien qu'elle se simplifie la tâche. Elle tapote un brouillon
sur sa machine, tout en veillant à ne pas fermer la porte, on ne
sait jamais, cela peut-être important.
« Messieurs,
Mesdames, Etant dans l'impossibilité de vous répondre pour le
moment, vous voudrez bien patienter environ 3 mois et m'écrire à
nouveau si votre présente lettre est toujours d'actualité. A ce
moment- là, ma situation se sera éclaircie et j'étudierai
attentivement votre demande afin de pouvoir vous dire si j'y donne
suite ou non. Avec mes salutations ... etc »
Ceci
étant fait, elle passe à la troisième pile «à payer » et
prépare un ordre bancaire, comme d'hab dirait son petit fils. Ah,
nous y voilà à cette quatrième pille « bizarreries ». Non
d'une pipe, un faux, une imitation. Ah quel fourbe, voleur, perfide,
tartufe... Elle s'emballe, s'arrête, repart, imagine : qui donc
photocopie l'entête du papier à lettre de la Police Municipale en
joignant une facture avec un bulletin de compte de chèque ? On
lui a suggéré de porter plainte, mais la signature est illisible,
le supposé détenteur du CCP ne répond pas au téléphone et son
adresse est inexistante. En attendant, elle n'aurait pas été
attentive en triant son courrier qu'elle aurait peut-être payé
cette facture et pour se faire rembourser, niet ! Quelques
personnes dans sa situation seraient-elles tombées dans le piège ?
Quant
à porter plainte, non merci, elle en a assez des enquêtes,
questions, suspicions, maladresses, tout ça pour une vitre brisée.
Enfin, soyons juste, elle en a retiré un certain bien : les
curieux ont déserté son jardin, plus personne ne l'arrête au
village ; elle a même l'impression qu'on l'évite. Ce n'est pas
trop dérangeant, au contraire, elle est moins tendue, plus libre
dans ses déplacements ; elle doit s'y faire, c'est ainsi dans
l'« après » !
Elle
caresse la tête de Toby , le chatouille derrière les oreilles :
- Allons , viens , faisons quelques pas dehors pour notre bien. Oui je sais tu boîtes encore un peu, nous nous arrêterons au café du coin, avec toi je suis rassurée.
Ils
furent accueillis par un bonjour amical du Gros Charles.
« Chez Charles », une salle sympa et légèrement
voutée, comme son propriétaire, des tables aux nappes de coton à
carreaux rouges et blancs, tels les rideaux contre les vitres à
petits damiers. Quelle joie, là au moins, rien n'a changé. Le Gros
Charles apporte une écuelle pleine d'eau pour Toby et Laure le
gratifie d'un doux sourire et se plonge dans le journal .
- Tu permets que je m'assoie à ta table , on ne t'as pas vue au « Chit Chat » la semaine passée. Tu sais on s'est souvenue que c'est un peu grâce à nous que tu as acheté ce billet de loterie.
- Bonjour Andrée, comment vas-tu ? Et ton fils, est-il de retour chez toi après son long voyage en Asie , fit Laure, tentant de détourner la conversation.
- Oui et il a trouvé un travail à la scierie.
Oh,
pense Laure, sentant une pierre glisser dans sa poitrine et peser sur
son coeur. Victor, pourquoi es-tu parti si jeune ? Tu sais, j'ai
dû vendre ta scierie, oui je te l'ai déjà dit une multitude de
fois. Vois-tu comme il serait doux maintenant, à l'aube de notre
retraite, de nous promener la main dans la main dans les sentiers
forestiers, admirant les troncs d'arbres, toi calculant en stères et
moi griffonnant des dessins que je transformerais en points de croix
sur le canevas.
Perdue
dans ses souvenirs, elle ne prit pas garde au départ de sa copine
qui a probablement compris, avant elle, que Laure ne reviendrait plus
au « Chit Chat » du dernier jeudi de chaque mois.
Le
Gros Charles s'est assis à côté d'elle et lui présente deux
verres de vin rouge pour faire santé à l'un comme à l'autre et
surtout remettre du rose sur ses pommettes qui en avaient bien
besoin. Un simple geste, un mot réconfortant, en a-t-elle eu avant ?
Dorénavant, elle y veillerait dans cet après. Tant de chose à
apprendre sur elle-même, sur les autres.
Flip
, flop... flop, flop... flip, flop, flop ! Les nuits suivantes,
convaincue d'avoir rempli au mieux ses nouveaux devoirs, Laure
s'endore le sourire aux lèvres en écoutant la pluie tomber sur le
toit. Depuis son enfance, elle a toujours aimé entendre ce
tambourinement sur les tuiles. C'est une chanson qui l'apaise, la
fait rêver de beauté sur la terre ; imaginer mille chimères ;
gamberger, sauter par-dessus les montagnes, fantasmer d'un royaume
irréel, dans la douceur d'être en harmonie avec l'univers.
Suite le 16 octobre 2015
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