vendredi 26 juin 2015

Une cave-un galetas : 14 Un coup de maître


Une ordonnance du juge d'instruction enjoignit Marie-Ange d'établir avec précision quelles étaient les toile saisies portant sa signature au dos. Elle s'y était préparée, prévenue par son avocat. Cependant, lorsqu'elle se trouva dans cette salle sans fenêtre et en présence de 96 tableaux, (elle en avait vendu environ le double à celui qu'elle croyait être son ami), elle paniqua et allait se précipiter pour éliminer ceux qui, curieusement, étaient de mauvaises factures et certainement pas de sa main. « Du calme, tergiverser, douter, semer le doute fait douter le public et hésiter le jury ;  on ne condamne pas sur un doute mais sur des preuves » lui avait souligné Armand ».

Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire de « signature au dos ? » Ah oui, un coup de maître !

Reprenant son assurance tranquille, Marie-Ange commença à trier toutes ces oeuvres, portant d'un côté celles jugées peintes par elle, de l'autre celles qui ne l'étaient surement pas, reprenant l'une des premières pour la mélanger aux deuxièmes et vis-versa. Elle fit un troisième série : celles ayant la signature du maître et, à nouveau, transportant l'une ou l'autre dans la première ou la deuxième catégorie. Elle les tournait, les retournait, suivait du doigt les agrafes du dos qui maintenaient la toile au cadre intérieur.

Mais, que faisait-elle ?

Revenons au Tribunal. A la question du Juge :

  • Avez-vous signé les toiles que vous avez vendues à Monsieur Marc-Antoine ?
  • Oui
  • Je vous l'avais bien dit, elle a signé, fit Marc-Antoine en s'agitant sur son banc.
  • Silence, vous parlerez quand on vous interrogera.
  • Comment avez-vos signé ?
  • J'ai signé M majuscule, av minuscule, Mav.
  • Où avez-vous signé ?
  • Au dos des toiles.
  • Quelle stupidité, murmura Marc-Antoine, il n'y a rien au dos des toiles.
  • A quel endroit précisément ?
  • Cachée derrière le cadre en bois sur lequel est agrafé la toile ; il faudrait dégrafer la toile pour la voir.
  • Expliquez-nous pourquoi vous avez fait cela.
  • Deux, trois ans avant la fin de ma collaboration avec Monsieur Marc-Antoine, j'avais commencé à me douter des manoeuvres illicites de celui-ci et l'idée m'est venue de marquer mes oeuvres, mais de façon invisible.

Remous et rires dans le public, chuchotements. Bravo ! Bien joué ! Entendit-on. Les membres du jury étaient devenus très attentifs ; ils avaient envie de dire : « Dégrafer les tableaux ! Excellent ! Un coup de maître, à n'en pas douter ! » Dès lors, la majorité de ce dernier était à coup sur du côté de Marie-Ange.

Maintenant retournons dans la salle sans fenêtre. Des 96 tableaux présents, Marie-Ange a déterminé 34 tableaux signés Mav au dos. Comment peut-elle en être si sûre ? Alors qu'elle les agrafait, son agrafeuse s'était coincée ; elle dut en acheter une nouvelle, plus grosse, les agrafes plus épaisses et d'une couleur légèrement dorée, parfaitement reconnaissables. Elle en avait parlé à Armand, son guide comme elle l'appelait. Il lui avait recommandé de n'en parler à personne, ni au Juge, pas même à son avocat. Moins de personnes le saurait, plus le suspense, l’incertitude planeraient pendant le procès.

A ces 34 tableaux, elle en ajouta 10, d'elle certainement, mais non signés au dos, en espérant qu'ils passeraient entre les goutes. 29 tableaux de mauvaises factures, signatures probablement contrefaites, furent mis de côté. Restait donc 23 toiles, de sa main, elle en était sur, signatures falsifiées ; elle les mit à part, en disant qu'elle ne savait pas, tout en priant le ciel que le juge d'instruction, ou autre, resterait focaliser plus spécialement sur « ceux au dos ». 12 d'entre ces toiles furent dégrafées, 3 présentèrent la signature Mav au dos et 1 se fendit lors de la manipulation. Un expert fut mandaté pour déterminer l'auteur, ou les auteurs des 9 restantes. Une contre-expertise fut demandée. Les experts n'arrivèrent pas à se mettre d'accord : fallait-il dégrafer les autres, au risque évident d'en abîmer quelques unes ? De tergiversation en tergiversation, un non-lieu fut décidé.

Marc-Antoine reconnu avoir acheté des peintures à un certain Mauc In et que celui-ci avait imité la signature des peintres. Une enquête révéla que ce dernier était décédé depuis trois ans, son atelier, ses biens disséminés par ses héritiers ; il vivait pauvrement de sa peinture. Cette affaire s'arrêta-là. Avait-il signé d'autres oeuvres ? Un doute, une fois de plus, qui resta à jamais non-élucidé.

Six ans de procès, condamnation de 6 ans pour Marc-Antoine, acquittement pour Marie-Ange. Personne ne fit appel.

Après ces longues, très longues journées, ces mois d'attente, ces années de tentions, malgré la présence si gaie d'Angelina et le fait que Armand et elle se soient amusés à se représenter le désagrafage des toiles, sur ordre du Juge, mais également par des particuliers et, qui sait, par des musées, des galeristes et d'autres marchands d'arts, il resta à Marie-Ange un zeste de malaise, de culpabilité tout au long de sa vie à l'idée que les toiles qu'elle avait signées des maîtres aient été probablement attribuées à ce pauvre Mauc In dont le souvenir était ainsi sali, mais qui se souvenait de lui, à part elle ? Que sont devenues toutes ces oeuvres entassées dans la salle sans fenêtre se demanda-t-elle longtemps ? Quelques années plus tard, elle crut reconnaître deux tableaux de sa main dans une vente aux enchères faite par une prestigieuse maison... « D'autres auraient-ils été vendus à l'étranger » comme le suggérait Armand, « ou brûlés » ajouta-t-il avec humour. Toujours est-il que ce ne fut pas Marie-Ange qui bénéficia de leur plus-value, ceci la consola quelque peu.




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