Elle descendit une
dizaine de marches, frôla un entassement de pneus, de jantes
éparses, des bidons de toutes tailles, des jerricans en métal, en
plastique vert et brun, trébucha sur des cordes déroulées, des
lanières de toutes sortes. Incommodée par l'odeur d'essence, de
cambouis, elle longea trois, quatre caves à clair-voie et aperçu
tout au fond du corridor une porte ouverte, une lumière crue,
bleutée, froide. « C'est sûrement là » se dit-elle et
entra.
- Bonjour, fit-elle, je cherche Monsieur Armand. Pouvez-vous me dire où je peux le trouver, s'il vous plait ?
L'homme présent lâcha
la motte de terre glaise qu'il tenait, un tiers par stupéfaction, un
tiers captivé par cette voix mélodieuse qu'il reconnut, un tiers en
regardant ses mains sales. Sans un mot, d'un geste pondéré, il
enleva son tablier maculé, se lava les mains, les passa dans ses
cheveux, ça devenait une habitude, puis enfila une veste bleue à la
pochette rouge dépassant de sa poche de coeur.
Entre temps, elle s'était
assise sur le vieux tabouret de piano et tournait tout azimut pour
contempler, fascinée, l'inimaginable fouillis : des statuettes
de femmes, nues, en voile léger, assises, debout, à genoux, se
penchant sur le bord de fontaines, d'étangs, de rivières. Elle fut
interrompue par cet homme aux magnifiques cheveux blancs qui se
penchait sur elle ; il lui prit la main et la baisa en
prononçant ces mots :
- Armand Carnelian.
- Marie-Ange de La Tourmaline. Après un court temps de réflexion, elle ajouta :
- Vermeille est mon nom d'artiste.
« Oh bien sûr, se
dit-il, la similitude entre Marie-Ange et Angela aurait dû me
frapper : il s'agit de la même personne, que suis-je stupide de
n'y avoir pas pensé ! Et maintenant que vais-je faire ? »
- Et si nous quittions cet endroit ? dit-elle, comme si elle avait suivi ses pensées.
Il lui offrit son bras,
ils montèrent ; il lui ouvrit la portière, elle s'installa sur
le siège passager ; il se mit derrière le volant et démarra
la petite MG rouge décapotée.
- Et maintenant, où allons-nous, demanda-t-il ?
- Le temps est magnifique, roulons, répondit Marie-Ange.
- Et bien roulons, fit Armand en écho.
C'était un « 18 »
au Gault et Millau. En y entrant ils firent sensation, ils formaient,
c'était évident, un fort beau couple. Armand ne l'avait pas encore
bien vue jusqu'alors mais remarqua que, d'un imperceptible mouvement
des anches, elle faisait tourner les godets de sa jupe mi-longue, ses
cheveux, bruns dorés, tombaient en grosses boucles jusque sur ses
épaules. Etait-ce leur couleur naturelle ? Il ne s'en souciait
nullement, la femme était superbe, c'est ce qui comptait.
- Monsieur Armand, fit le Maître d'hôtel, quel plaisir de vous voir. Madame, fit-il, en inclinant la tête.
- Bonjour Antonio, ma table est-elle prête ?
- Oui, certainement, Monsieur le... Il se tut, Armand ayant posé le doigt sur sa bouche. Il reprit, mine de rien :
- Oui, naturellement, près de la pièce d'eau, comme d'habitude.
Il y avait bien cinq ans
qu' Armand n'était pas revenu dans cet endroit et Antonio n'avait
rien oublié, vraiment un parfait Maître des lieux ! Le jardin
était conçu à la façon « Le Nôtre » : des
allées parallèles, séparées par des haies de buis coupés courts,
des vasques remplies de fleurs de toutes les couleurs, de toutes les
hauteurs, des coins et des recoins avec des tables aux nappes jaunes,
fraîches comme des primevères.
Marie-Ange se retira un
instant, ce qui permit au serveur de dresser la table et à Armand de
se remettre de son choc. « Je suis fou, pensa-t-il, mais
cette femme est magnifique , cela va être un choc aussi pour
mon portefeuille, enfin, c'est pour un jour... »
Ils parlèrent d'eux. Lui
de son frère cadet parti vivre en Australie, au grand chagrin de
leur mère, il y avait de cela environ quinze ans. Les premières
années, ils s'écrivaient régulièrement de longues missives,
donnant tous les détails. Puis ils passèrent à Internet, les
messages devinrent plus courts, jusqu'au jour où sa boîte e-mail
demeura vide, son frère ne répondait plus. Armand en tut les
raisons, par discrétion.
Marie-Ange parla de son
fils. Il avait douze ans quand elle avait divorcé. Autrefois, les
enfants étaient attribués spontanément à leur mère, aujourd'hui
on leur demande avec qui ils désirent vivre, n'est-ce pas leur
donner une responsabilité au-dessus de leur âge, qui va engager
tout leur avenir qu'ils ne peuvent encore concevoir ? Enfin,
toujours est-il qu'il choisit de rester avec son père, mais elle
n'était pas convaincue que c'était vraiment par amour pour lui et
non pour le château, enfin, pour la vie de château. En s'agitant à
ces souvenirs, de la main, elle manqua renverser son verre et
quelques gouttes tombèrent sur la nappe. Armand lui passa sa
pochette rouge pour les essuyer, Marie-Ange la mit dans son minuscule
sac à main en disant : « J'adore cette couleur, c'est ma
préférée! »
- Votre blouse, dans cette couleur et ses manches bouffantes, vous va à ravir, vous êtes belle, Marie-Ange...
Quelques jours plus tard,
elle redescendit les escaliers de la cave, il l'attendait le coeur
ému comme un jeune homme. Ils choisirent, parmi tous ses modelages,
des figurines vernissées d'une hauteur de 50cm à 1m, pas plus, les
emballèrent doublement dans du plastic à bulles et les véhiculèrent
jusqu'à la galerie de Dijonus. Elle lui avait dit :
- Vos figurines m'intéresse, je pense que j'aurais des acheteurs. Elles ne sont pas trop grandes, originales avec un certain mouvement raccourci assez suggestif. Combien ?
- Pris de court, Armand avait bafouillé : 500, 600 euros ? (Décidément aucun sens pratique, cet homme).
- Non, je crois pouvoir les vendre 1000 à 1500 euros, il ne faut surtout pas les sous-estimer, encore moins les mésestimer, comme il le faisait de lui-même pensa-t-elle.
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