vendredi 11 mars 2016

Deux vies parallèles : 2 Elle




2  ELLE

J'ai 9 ans, je suis une enfant malingre, taciturne et sans joie exprimée ; à la récréation, je n'aime pas les jeux trop bruyants de mes camarades ; je m'assois, seule, sur les escaliers et je rêve. A quoi ? A rien ou à si peu de choses, trop banales  pour être racontées ; je n'ai pas d'imagination, je ne suis pas compétitive ; j'aime ma vie tranquille, rue des Prouvaires, dans l'appartement que mes parents louent au-dessus du magasin « Aux amis des Halles », dans le 1er arrondissement de Paris ; c'est là que je suis née.

Papa est un de ces hommes en longue blouse blanche qui se tiennent debout de 6h à 18h, 6 jours sur 7, dans le pavillon no 3 des Halles, celui des bouchers ; c'est son métier. Il réceptionne les quartiers de viande, les suspend, serrés sur une tringle, pour la vente en gros. A côté, il découpe agneaux, veaux, boeufs et porcs, les arrange sur de grands plats blancs qu'il dispose derrière la vitre, pour la vente au détail.

Douze pavillons, construits par Baltar, se succèdent et, en courant, je passe d'un stand à l'autre. Dans cette agitation, entre tous ces va-et-vient de livreurs, vendeurs, acheteurs, j'ai la tête qui tourne, je m'affole, je me perds, je reviens vers lui, en larmes, la main dans la main d'une femme, ou d'une autre, qui m'a reconnue. A chaque retour, je me dis : « c'est la dernière fois que je viens aux Halles » et pourtant, je recommence, têtue, engagée dans un tournoi contre moi-même. En fin de compte, cependant, je me suis mise à noter le nom des stands, leur numéro, et j'ai établi un plan avec une rose des vent. Alors, au lieu de garder dans ma mémoire, pas toujours infaillible : « tourner à gauche, à droite et encore à droite », je me dis maintenant : « aller à l'est, c'est la rue des Prouvaires, au nord l'Eglise St-Eustache, au sud La Seine ». Enfin je m'y retrouve ! Ma ténacité dans cet exercice allait m'être très utile, un jour, plus tard, mais ça, je ne le sais pas encore.



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